mercredi 19 septembre 2018

110. IGOR

Je me relève. Je hurle comme un loup pour me donner du courage. Tant pis si cela attire l'attention de l'ennemi. Les autres Loups me répondent. La meute est forte, elle est rapide, c'est ma famille. On hurle tous avec pour toile de fond le ciel orange de plus en plus clair plaqué derrière l'ovale parfait d'une lune déclinante.
   Des troupes tchétchènes, qui étaient demeurées tapies dans la forêt, surgissent en renfort. Elles arrivent avec du matériel lourd : des jeeps équipées de mitrailleuses automatiques. Les hommes déferlent sur nous.
Ils sont nombreux. On va se battre à un contre dix.
   Une bonne dizaine de mes compagnons d'armes sont aussitôt fauchés net. Pas le temps de rédiger leur épitaphe. Loups, ils sont morts comme des loups, babines retroussées, fourrure ensanglantée, sur un sol jonché de leur gibier.
   Pour ma part, j'ai bien l'intention de rester vivant. Je me dissimule. Un soldat vivant, même lâche, cause malgré tout davantage de dégâts qu'un soldat courageux mort.
   Je me faufile sous une épave de voiture blindée. Le sergent a survécu. Depuis le muret où il se planque, il m'adresse des signes pour que je le rejoigne. La main qui s'agite vers moi est soudain arrachée par un obus et je vois la tête du gradé s'envoler dans les airs.
Est-ce ainsi que s'élève l'esprit ?
   Je ne sais pourquoi, peut-être cette musique dans mes oreilles, ce décor de sang et d'éclairs alentour, je me sens d'humeur à plaisanter. Peut-être est-ce aussi parce que tout homme ressent le besoin de dédramatiser et de se rassurer face à l'horreur.
   J'éclate de rire. Peut-être que je deviens fou. Non, c'est normal, c'est la pression qui se relâche.
Pauvre sergent, tout de même ! Il n'a pas été assez rapide. Il est mort.
   Les mitrailleuses se tournent dans ma direction. Cette fois, je perds toute envie de rire. Je ferme les yeux et je me dis que si j'ai survécu jusqu'à ce jour, c'est que j'ai sûrement un ange gardien, moi aussi.
   Bon, eh bien si c'est le cas, c'est le moment qu'il se manifeste. Saint Igor, à toi de jouer.
   J'adresse une rapide prière : " Eh, tu as compris, là-haut ? C'est le moment ou jamais de me tirer de ce pétrin ! "

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