mercredi 19 septembre 2018

56. PAPADOPOULOS


   Edmond Wells annonce la fin de tous les ésotérismes ; et en effet, ses secrets à lui sont bien mal dissimulés.
   Son Ulysse Papadopoulos est un moine ermite. Il s'est construit une maison, y a entassé de grandes réserves de nourriture, de quoi subvenir à ses besoins jusqu'à la fin de ses jours, puis il a muré la porte.
   Il n'a pas bâti sa retraite n'importe où. Son refuge a été érigé en l'un des points les plus élevés et les plus reculés des contreforts de la cordillère des Andes, à proximité du site de Cuzco, au Pérou.
   Là, Ulysse Papadopoulos médite et écrit. C'est un petit homme à la barbe noire frisottée, aux ongles démesurés et à la propreté relative. Lorsque l'on vit enfermé depuis dix ans dans une pièce de vingt mètres carrés, on finit par renoncer aux efforts vestimentaires ou hygiéniques. Et puis, il n'y a plus que les araignées à visiter le reclus.
   Le moine est tout occupé à noter le dernier aphorisme d'Edmond Wells quand nous nous invitons chez lui.
   Le texte affirme que pour comprendre un système il faut s'en extraire. Cette assertion ravit mon ami Raoul. N'est-ce pas ce que précisément nous sommes en train de faire ? Comme nous nous approchons pour mieux déchiffrer la page, Papadopoulos s'arrête subitement d'écrire.
   - Qui est là ?
   La douche froide. Un mortel qui perçoit notre présence ! Vite, derrière l'armoire.
Il renifle.
   - Je vous sens. Vous êtes là, n'est-ce pas ?
   Ce petit homme est sûrement un médium hors pair. Il se tourne et se retourne comme un chat ayant entr'aperçu une souris.
   - Je sens que vous êtes là, saint Edmond.
Nous nous efforçons de contenir le rayonnement de nos auras.
   - Vous êtes là, saint Edmond. Je le sais, je le sens.
Si j'avais cru qu'un jour je deviendrais un ange redoutant les humains...
   - Il y a longtemps que je vous attends, murmure doucement le scribe. La connaissance du savoir absolu est une chose, mais la solitude en est une autre.
Raoul et moi, nous ne bougeons pas.
   - J'ai beau être mystique, j'ai mes limites. Vous m'aviez déclaré que vous me dicteriez en songe tout ce que je devais écrire. Depuis, bien sûr, j'ai du texte dans la tête tous les matins, mais alors pour ce qui est de vous voir...

Nous nous blottissons de notre mieux. Il s'exclame :
   - Ça y est, je vous ai repéré, saint Edmond !
   Il s'avance, s'apprête à tirer l'armoire puis, tout à coup, se ravise et revient au centre de la pièce.
- Eh bien, si vous le prenez comme ça, je démissionne ! lance-t-il, furieux.
Désolé, j'ai horreur qu'on me manque de politesse.
   Au comble de l'agitation, le moine grec se saisit d'un énorme maillet et entreprend de cogner dans les briques qui bouchent sa porte.
   À cause de nous, le scribe veut quitter son ermitage ! Je pousse Raoul Razorbak du coude.
   - Il ne faut pas le laisser faire. Edmond Wells ne nous le pardonnerait jamais.
   - À moi le monde extérieur ! À moi les belles filles ! hurle à tue-tête l'excité. Je renonce à mon vœu de chasteté ! Je renonce à tous mes vœux ! À mon vœu de silence ! À mon vœu de prière ! À moi les restaurants et les palaces, à moi la vraie vie !
Et de ponctuer chaque phrase d'un coup de maillet.
   - Dix années perdues à transcrire des aphorismes philosophiques, merci bien ! Et après quand ça vient me voir, ça ne dit ni bonjour ni bonsoir. Ah ! On ne m'y reprendra plus. Religion, piège à moinillons. Et moi, bonne pomme qui, dès qu'un être de lumière m'est apparu en me demandant de faire l'ermite dans la montagne pour noter ses pensées, me suis empressé d'obtempérer...
   - Il faut qu'un de nous deux se dévoue, dis-je.
   - Toi, répond Raoul.
   - Pas moi. Toi.
   Tout en maniant de bon cœur son maillet, le Grec fredonne " The Wall ", la chanson des Pink Floyd.
   - ... We don't need your education...
   Les fragments de brique volent dans les airs, répandant leur poussière. Je pousse vigoureusement Raoul hors du refuge de l'armoire. Le prêtre s'immobilise net. Il l'a vu. C'est un véritable médium aux dons multiples. Il se fige, hébété et s'agenouille, mains jointes.
   - Une apparition, enfin ! s'émerveille-t-il dans sa barbe.
   - Euh..., dit Raoul qui s'autorise à faire chatoyer son aura pour rajouter à l'effet.
   Quel cabotin ! Mais le plaisir d'être vu par des gens de chair et d'os est plus fort que tout. Ulysse Papadopoulos se signe et se signe encore. Nous devons être en effet fort impressionnants pour les mortels qui nous voient. J'ai envie d'apparaître moi aussi pour doubler la mise mais, tel quel, l'ermite est déjà au

bord de l'apoplexie. Il se signe de plus en plus vite et se prosterne aux pieds de Raoul.
   - Heu... Bon..., émet mon ami histoire de gagner du temps. Eh bien... certes... oui... en effet... me voilà.
   - Ah, quel bonheur ! Je vous vois, je vous vois, saint Edmond. De mes yeux, je vous vois.
Saisi d'un remords peut-être, Raoul rectifie :
   - Heu... Je ne suis pas Edmond, je suis Raoul, un " collègue " d'Edmond, celui qui te dicte l'Encyclopédie. Il n'a pas pu venir, il s'en excuse mais il m'a autorisé à le représenter.
   L'autre n'entend pas bien, et Raoul doit lui répéter plusieurs fois les mêmes phrases, parfois épeler pour qu'il comprenne. Il tend les bras vers le grimoire.
   - Après saint Edmond, saint Raoul ! Saint Raoul ! Saint Raoul ! Je suis béni. Je suis aux ordres de tous les saints ! clame Papadopoulos.
- Très bien, fait Razorbak. Dis-moi un peu, est-ce que l'Encyclopédie
évoque le chiffre 7 ?
   - Le chiffre 7 ? s'étonne le moine. Heu... Bien sûr, saint Raoul, bien sûr. Il en est question un peu partout.
   - Montre-moi, ordonne l'ange.
   Le moine se précipite, humecte religieusement son pouce et feuillette vivement les pages. Il en tire d'abord un texte court sur la symbolique du 7 dans les jeux de tarots. Un autre, plus long, sur l'importance du symbole 7 dans les mythes et légendes. Un troisième sur les 7 barreaux de l'échelle de Jacob...
   Le problème avec cette Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, c'est qu'elle est un vrai fourre-tout. La pensée de notre mentor part simultanément dans tous les sens. L'Encyclopédie traite de réflexions philosophiques mais contient aussi des recettes de cuisine, des anecdotes scientifiques, des énigmes, des études sociologiques, de brefs portraits, des éclairages nouveaux sur des faits de l'histoire terrienne. Quel chaos ! Pour tout lire, il nous faudrait multiplier les voyages !
   Raoul suggère au scribe de se doter d'un index, ou tout au moins d'une table avec des pages numérotées. Il tourne les pages. Il passe sur des tests psychologiques ! Des interviews de stars ! Enfin quelque chose d'intéressant. Une entrée laisse entendre que, géographiquement, le monde des 7 ne serait pas accolé au monde des 6. En conséquence, il convient de le chercher " là où l'on s'attend le moins à le trouver ".
   Soudain, nous qui ne ressentons plus ni le chaud ni le froid, nous percevons un souffle glacial.

   - Des âmes errantes ! s'inquiète Raoul.
   Devant nous s'alignent en effet une dizaine de fantômes. Ils nous ressemblent, sauf qu'au lieu de rayonner comme nous ils absorbent la lumière.
   Raoul, mon aîné au Paradis, m'explique que ces ectoplasmes sont des suicidés, partis avant l'heure, ou encore des assassinés dont l'âme est encore tellement tourmentée qu'elle préfère demeurer ici-bas à tenter de régler les problèmes du passé plutôt que de s'élever dans le ciel afin de se purifier dans une autre vie.
   - Ce sont des humains qui même morts refusent de lâcher la rampe ?
   - Ou ne le peuvent pas. Certains revanchards, avides de vengeance, tiennent à subsister sous forme de fantômes pour mieux hanter leurs tourmenteurs.
   - Peuvent-ils nous faire du mal ?
- À nous, non. Mais à Papadopoulos, oui. Je proteste :
   - Mais nous sommes des anges et eux de simples âmes errantes.
   - Ils sont restés plus proches des humains que nous. Raoul craint fort que ce ne soit nous qui les ayons guidés jusqu'au moine grec. Les âmes errantes sont sans cesse en quête de corps à hanter et, en débarquant sur Terre et en apparaissant, nous leur avons désigné un médium.
   Les fantômes ne cessent d'affluer. Ils sont bien une trentaine à présent. Ils ont conservé la même allure qu'à l'heure de leur mort. Nous avons devant nous des guerriers incas, encore marqués par les blessures infligées par les arquebuses des conquistadors. On se croirait dans un roman de H.P. Lovecraft ! Celui qui semble leur chef est encore plus effrayant. Il n'a plus de tête. Je me glisse tout contre Raoul et lui demande :
   - Comment s'y prend-on pour les combattre ?

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