mercredi 19 septembre 2018

58. JACQUES. 7 ANS


   Depuis quelques semaines, l'école compte une nouvelle élève. Quand arrivent des nouveaux, j'ai toujours envie de les aider à s'intégrer.
   Cette nouvelle-là est un peu spéciale. Elle est plus âgée que nous. Elle a huit ans. Sans doute a-t-elle été obligée de redoubler une classe quoiqu'elle n'ait pas l'air cancre. Elle vit dans un cirque. À force de changer tout le temps d'endroit, ce n'est pas toujours facile de suivre les programmes.
   La fille s'appelle Martine. Elle me remercie de mon accueil, accepte mes conseils et me demande si je sais jouer aux échecs. Je dis non et elle sort de son cartable un petit jeu en plastique pour m'apprendre. Ce qui me plaît dans les échecs, c'est que l'échiquier est comme un petit théâtre où des marionnettes dansent et se débattent. Elle m'enseigne qu'il y a tout un mini-code de vie à respecter pour chaque figurine. Certains avancent à petits pas : ce sont les pions. D'autres glissent loin, comme les fous. D'autres encore peuvent sauter par- dessus les autres pièces, ce sont les cavaliers.
   Martine est une surdouée des échecs. À son âge, elle affronte déjà en tournoi plusieurs adultes simultanément.
   - C'est pas difficile. Les adultes ne s'attendent pas à ce qu'une fillette les agresse, alors je fonce. Ensuite, ils jouent en défense. Quand ils sont en défense, ils deviennent prévisibles et ils ont un coup de retard.
   Martine affirme que, pour gagner, il faut respecter trois grands principes. En début de partie, sortir au plus vite ses pièces de derrière la ligne de défense afin qu'elles puissent entrer en action. Ensuite, occuper le centre.
   Enfin, fortifier ses points forts plutôt que de chercher à conforter ses points faibles.
   Les échecs deviennent une passion. Avec Martine, nous nous lançons dans des parties chronométrées où il faut réfléchir non pas sur un seul coup mais sur les six à venir qui s'enchaîneront en toute logique.
   Martine dit que je suis bon à l'attaque mais pas terrible en défense, alors je lui demande de m'apprendre à mieux me défendre.
   - Non, rappelle-toi. Il vaut mieux fortifier ses points forts que combler ses points faibles. Je vais t'enseigner à être encore plus efficace en attaque, car ainsi tu n'auras plus besoin d'apprendre à te défendre.
   Et c'est ce qu'elle fait. Je réfléchis de plus en plus vite. Quand je joue, j'ai l'impression que l'espace et le temps se résument à cet échiquier où se noue un drame. À chaque coup, j'ai l'impression que dans ma tête une souris se hâte dans un labyrinthe en explorant tous les chemins possibles pour sélectionner au plus

vite le meilleur.
   Martine apporte une anecdote tirée d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe intitulée Le Joueur d'échecs de Maelzel. C'est l'histoire d'un automate qui bat tout le monde aux échecs. À la fin, on apprend qu'en fait un nain était caché à l'intérieur de la machine. Quelle trouvaille que cette chute ! J'en ai des frissons de plaisir ! En plus il paraît que cela s'est vraiment produit.
   Martine, Edgar Allan Poe et les échecs donnent un sens nouveau à ma vie. Maintenant j'introduis beaucoup de suspense dans mes histoires dont la plupart ont pour base les échecs. Souvent les personnages de mes récits sont pris dans une partie dont ils ne connaissent pas les règles car ces fictions sont régies par des lois invisibles qu'ils ne sont pas à même d'imaginer.
   Je propose à Martine de lui lire ma prochaine histoire. Elle accepte. Aurais-je enfin trouvé un lecteur ? Je lui chuchote à l'oreille l'aventure de deux globules blancs qui enquêtent dans un corps humain pour y retrouver un microbe. Quand ils l'attrapent, ils constatent que le microbe a pour seule ambition de s'intégrer à la société des cellules du corps humain. À la fin, le microbe est accepté dans le corps, mais seulement à l'endroit où il peut se rendre utile.
- C'est-à-dire ?
- Dans le système digestif, pour contribuer à la dégradation de la nourriture. Elle rit :
- Pas mal trouvé. Ça t'est venu comment ?
- J'ai vu une émission sur les microbes à la télé.
   - Non, ce que je te demande, c'est comment t'est venue l'envie de rechercher un monde meilleur car ton microbe, en fait, il est en quête d'une société idéale.
   - Il me semble que notre organisme est déjà une société idéale. Là-dedans, pas de compétition, pas de chefs, tout le monde est à la fois différent et complémentaire, et pourtant tout le monde agit dans l'intérêt général.
   Martine dit que mon histoire est très jolie. Elle dépose un bisou sur ma joue, j'essaie de lui en donner un en retour, mais elle me repousse.
   - Quand tu auras écrit d'autres histoires, je veux bien que tu me les lises, souffle-t-elle.

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