mercredi 19 septembre 2018

71. VENUS. 14 ANS

" Joyeux anniversaire, Venus. "

   Une armée de pique-assiettes, des amies de ma mère, a envahi le salon. Il est hors de question que je sorte de ma chambre. Hier, pour la première fois, j'ai eu mes règles. Croyant me faire plaisir, ma mère m'a dit que j'étais " enfin une vraie femme " à présent, que je pouvais " connaître l'amour des hommes ".
   Je hais ce corps. Je reste plusieurs jours enfermée dans ma chambre, à refuser de voir quiconque et à tenter de me rasséréner.
   Mais l'appel des sunlights est le plus fort. Je me convaincs que la vie continue.
   Terminé, les vêtements enfantins. Je suis maintenant une adolescente, une star en herbe qu'on réclame partout. Je tourne un spot de publicité pour une boisson gazeuse. Je suis censée dérober une canette à un beau jeune homme et la boire devant lui pour le provoquer.
   Le soir à la maison, ça crie toujours. Mes parents se détestent dorénavant ouvertement. Entre eux, la guerre est déclarée.
   J'ai fini par comprendre qu'" oseille " signifie argent et que plus j'en gagne, plus mes parents se disputent. Or ces dollars n'appartiennent ni à papa ni à maman, mais à moi seule.
   J'espère bien qu'ils n'y toucheront pas et le placeront sur un livret d'épargne pour qu'il fructifie en attendant que je sois en âge d'en disposer.
   Je sais déjà comment je dépenserai mon trésor. Je m'achèterai des bijoux, j'aurai recours à de nouvelles opérations de chirurgie esthétique (une fossette au menton par exemple, voilà qui m'irait bien ; Ambrosio fera ça avec talent).
   Pour l'instant, j'ai surtout besoin de boules Quiès pour les oreilles. Tous les soirs ça hurle. Tous les soirs j'entends papa ou maman clamer : " S'il n'y avait pas la petite, il y a longtemps que je ne serais plus là. "
Ces chicaneries commencent à m'exaspérer.
Il m'est venu un matin une idée pour capter leur attention. Ne plus manger.
   Je teste l'effet au repas du soir. Je refuse tous les plats. Leur réaction dépasse toutes mes espérances. Ils me parlent. Rien qu'à moi et tous les deux ensemble. Ça n'est pas arrivé depuis longtemps. Ils me disent : " Il faut que tu manges. " Je réponds : " Pour les mannequins, moins on mange mieux c'est. " Maman dit que non. Papa gronde maman pour m'avoir inculqué toutes ces idées débiles. Ils sont de nouveau au bord de la dispute, mais je les regarde et quelque chose les retient. Ils reviennent à moi pour me convaincre d'avaler au moins quelques bouchées.
J'accepte mais, les jours suivants, je fais monter la tension en réduisant

encore plus les portions.
   Je suis contente. J'ai trouvé le moyen de contrôler mes parents. Quand je ne mange pas, ils arrêtent de se disputer et, en plus, ils s'intéressent à moi.
Je les tiens !
   Bien sûr, c'est difficile de se priver de ce petit plaisir, manger, mais le jeu en vaut la chandelle. D'ailleurs, moins je mange, moins j'ai faim. C'est tout bénéfice pour moi car mon corps entre exactement dans les normes impératives pour réussir dans le métier de top-model. Je deviens tout à fait filiforme, une vraie brindille. Super ! Je parviens à agir sur mon corps sans recourir à la chirurgie.
   Plus fort encore, depuis que je ne mange plus, mes règles ont disparu. Double récompense. Si seulement j'avais découvert plus tôt cette méthode toute simple pour reprendre à la fois le contrôle de mon corps et celui de mes parents !
   Maintenant qu'ils s'intéressent à moi, je ne veux plus jamais les entendre se disputer.

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