mercredi 19 septembre 2018

87. IGOR. 17 ANS ET DEMI


Je tape dans le ventre du type jusqu'à ce qu'il parle. Il finit par révéler que la batterie antichar est dissimulée dans les granges là-haut, sur la montagne. Les copains me félicitent.
   Puis ils vont descendre le type dans les fourrés. Nous avons été envoyés sur le front sud après un entraînement aussi rapide qu'intensif de trois semaines.
   J'ai vite appris le métier. On fonce, on tue, on ramène des prisonniers, on les torture, ils parlent et on apprend comme ça notre objectif du lendemain.
   Inutile de dire qu'après le quartier d'isolement sensoriel, la guerre en Tchétchénie, c'est le paradis.
   Notre commando a été baptisé " Les Loups " par le colonel Dukouskoff, et nous arborons tous une tête de loup en écusson sur notre uniforme. Je me sens bien dans ma peau de loup. La forêt, la lutte, la fraternité avec les autres loups semblent inscrites depuis toujours en moi. Je n'ai fait que réveiller le fauve assoupi.
   Nous avons installé un campement et nous dînons autour d'un feu de bois. Je ne suis pas le seul orphelin dans ce commando, ni le seul ancien du centre de redressement pour mineurs de Novossibirsk, ni le seul ancien de l'asile d'aliénés de Brest-Litovsk.
   Nous n'avons pas besoin de nous parler. Nous avons subi des blessures terribles dans notre jeunesse et nous sommes venus ici précisément pour en infliger aux autres.
Nous n'avons plus rien à perdre.
   Notre sergent-chef nous a inculqué ceci : " La force n'a aucune importance, ce qui compte c'est la rapidité. " Et il a insisté sur la devise de notre commando de Loups : " Sois rapide ou sois mort. "
   Il nous a dit aussi : " Entre le moment où l'adversaire s'apprête à frapper et celui où vous allez recevoir le coup dans la gueule, il s'écoule un temps infini. "
   Depuis, je parviens à accomplir un tas de choses entre l'instant où j'aperçois la petite lueur dans un regard et celui où le coup m'arrive.
   Le sergent nous contraint à toutes sortes d'exercices pour développer cette maîtrise du temps. Entre autres, il nous a appris à jongler. Lorsque l'on jongle, on lance une balle puis une deuxième avant que la première ne soit retombée et ainsi de suite. La notion de seconde devient subitement plus large. Si en une seconde, la plupart des gens comptent jusqu'à deux, moi j'arrive à sept. Ce qui signifie que j'ai davantage de chances de rester en vie que " la plupart des gens ".

   Tout à l'heure, deux autres commandos nous rejoindront, nous constituerons un groupe de trente-cinq hommes chargés de prendre la position occupée au sommet de la montagne par une cinquantaine de guerriers tchétchènes soutenus par les villageois du coin.
   Encore une fois les stratèges en cravate du quartier général n'interviennent pas et nous laissent carte blanche. Tant mieux ! J'examine avec des jumelles l'objectif à atteindre. Ça ne va pas être du gâteau. Il y a tout près une forêt où peuvent se dissimuler des renforts.
   Les pots de graisse de camouflage passent de main en main et nous nous recouvrons le visage de peintures de guerre.

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