«
Un jour,
on meurt.
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
Donc je meurs.
C’est arrivé vite et fort.
À l’improviste. Il y a eu un grand bruit. Je me suis retourné.
J’ai vu l’avant d’un Boeing 747 (probablement égaré suite à
une grève des aiguilleurs du ciel) qui surgissait dans ma baie
vitrée, fracassait les murs, traversait mon salon, anéantissait mes
meubles, pulvérisait mes bibelots, s’avançait vers moi dans sa
course folle.
On a beau être aventurier, on a beau se sentir explorateur, pionnier
des mondes nouveaux, on finit un jour par être confronté à des
problèmes qui nous surpassent. En tout cas un avion qui défonce mon
salon, c’est un problème qui me surpasse.
Tout s’est passé au ralenti. Dans un vacarme hallucinant, alors
que le décor se désagrégeait en mille morceaux autour de moi, et
que d’énormes volutes de poussière, de gravats s’élevaient,
j’ai entrevu les visages des pilotes.
Il y avait un grand maigre et un petit chauve. Ils étaient surpris.
Ce devait être la première fois qu’ils amenaient des passagers
directement dans des maisons. Le grand maigre avait le visage révulsé
d’horreur alors que l’autre donnait tous les signes d’une
grande panique. Je ne les entendais pas bien à cause du grondement,
mais celui qui avait la bouche ouverte devait hurler fort.
Cette scène n'est pas sans nous rappeler les attentats du 11 septembre 2001.
J’ai reculé, mais un avion en plein élan, un Boeing 747 qui plus
est, ça ne s’arrête pas d’un coup. Geste dérisoire, j’ai mis
mes mains devant mon visage, j’ai fait une grimace de contrition et
j’ai fermé fort les yeux.
J’espérais encore à cet instant que cette irruption ne soit qu’un
cauchemar.
Là, j’ai
attendu. Pas
longtemps. Peut-être
un dixième
de seconde,
mais il
m’a paru très
long. Puis
il y
a eu
le choc.
Une immense
gifle m’a
poussé, puis
plaqué contre le mur avant de me broyer.
Après, tout est devenu silencieux et sombre. C’est le genre
de choses qui surprend toujours. Pas seulement les erreurs
d’aiguillages aériens des Boeing, mais aussi sa propre
fin.
Je ne veux pas mourir aujourd’hui. Je suis encore trop jeune. Plus
d’images, plus de sons, plus de sensations externes. Tsss…
Mauvais signes… Le système nerveux
dispose d’encore
un peu
de jus.
Mon corps
est peut-être
« récupérable
». Avec de la
chance, des secours arriveront à temps, feront redémarrer le cœur,
colmateront par-ci
par-là les
membres cassés.
Je resterai
longtemps au
lit et
tout
redeviendra progressivement comme avant.
Mon entourage dira que c’est un miracle que je m’en sois sorti.
Allez, j’attends les secours. Ils vont venir.
Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent
?
J’y suis. À cette heure-ci il doit y avoir des embouteillages
partout.
Je sais qu’il ne faut pas se laisser aller. La mort c’est un
laisser-aller de trop.
Il faut faire marcher mon cerveau. Il faut penser. Penser à quoi?
Il faut faire marcher mon cerveau. Il faut penser. Penser à quoi?
Tiens, à une chanson de mon enfance.
Il était un petit navire,
Il était un petit navire,
Qui n'avait
ja-
ja-
jamais navigué,
Qui n'avait
ja-
ja-
jamais navigué...»
C’est quoi après, les paroles ?
Zut, la mémoire se met en grève elle aussi. Fermeture de la
bibliothèque. Mon cerveau s’est arrêté, je le sens bien, mais
je… je continue de penser.
Descartes avait tort. On peut « ne plus être » et « penser encore
». Je fais même plus que
penser,
j’ai une
parfaite conscience
de ce
qu’il se
passe. De
tout ce
qu’il se passe. Je n’ai jamais été aussi
conscient.
Je sens qu’il va survenir quelque chose d’important. J’attends.
Ça y est. J’ai l’impression… J’ai l’impression que…
quelque chose sort de moi ! Une vapeur se dégage. Une vapeur qui
prend la forme de mon enveloppe de chair.
Comme un décalque transparent de moi !
Est-ce cela mon « âme » ? Cet « autre moi » diaphane se détache
lentement de mon corps par le haut de mon crâne. J’ai peur et je
suis excité en même temps. Puis je bascule.
L’«
autre moi
» observe
mon ancien
corps. Il
y a
des petits
morceaux partout.
Bon, il faut se faire une raison, à moins de trouver un très bon
chirurgien passionné de puzzles… il n’est plus
récupérable.
Bon sang, quelle sensation ! Je vole. Je monte.
Un fil d’argent me relie encore à mon ancienne chair, comme un
cordon ombilical. Je poursuis mon vol et ce film argenté s’étire.
« Il était un petit navire
Qui n’avait ja-ja-jamais navigué. »
C’est moi, le petit navire. Mon corps flotte. Je vole. Je m’éloigne
de mon ancien moi. Je distingue un peu mieux le Boeing 747. L’avion
est ratatiné. J’ai
une vue d’ensemble sur mon ancien immeuble. Il ressemble à un
mille-feuille : les étages se sont écroulés les uns sur les
autres.
Je plane au-dessus des toits. Je suis dans le ciel.
Mais qu’est-ce
que je fais
là ?
«
Je
suis
professeur
à
la
faculté
d’anthropologie
de
Paris
et
je
crois
pouvoir
répondre à votre
question.
On peut dire
que la
civilisation humaine est
apparue
dès que certains primates ont commencé à ne plus jeter leurs
défunts aux ordures
et à les
couvrir au contraire de coquillages et de fleurs. Les premières
sépultures
ornementées ont été découvertes à proximité de la mer Morte.
Elles ont été datées au Carbone 14 à 120 000 ans. Cela signifie
que, en ces temps reculés,
des
gens
croyaient
que
la
mort
succédait
un
phénomène
“magique”.
On peut
remarquer
aussi
qu’est apparu simultanément l’art non figuratif afin de tenter
de décrire
cette
“Magie”.
Plus
tard, les premières œuvres fantastiques ont été celles d’artistes
s’efforçant d’imaginer “l’après-mort”. Probablement
d’ailleurs pour tenter de se rassurer eux-mêmes…»
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
Quelque chose m’attire là-haut. Une fabuleuse lumière. Maintenant
je vais enfin savoir. Qu’y a-t-il après la vie ? Qu’y a-t-il
au-dessus du monde visible ?
Vol au-dessus de ma ville. Vol au-dessus de ma planète.
Je sors de la zone terrestre. Mon cordon d’argent s’étire
davantage encore puis finit par céder.
Maintenant plus
aucun demi-tour
n’est possible.
C’en est
vraiment fini
de ma vie dans la
peau de Michael Pinson, charmant monsieur au demeurant, mais
qui a eu le tort de
mourir.
Au moment où je quitte la « vie », je me rends compte que j’ai
toujours considéré la
mort comme
quelque chose
qui n’arrive
qu’aux autres.
Une légende. En
tout cas une épreuve qui aurait pu m’être
épargnée.
On meurt tous un jour. Et pour moi ce jour c’est aujourd’hui.
«
Je crois
qu’après
la mort, il n’y a rien. Rien de rien. Je crois
qu’on
atteint l’immortalité en faisant des enfants, qui eux-mêmes
engendreront
d’autres
enfants,
et
ainsi
de
suite…
Ce
sont
eux
qui
transmettent
dans
le
temps
notre
petit
flambeau.
»
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
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