Je sais
que je
n’ai plus
le choix.
La Terre
n’est plus
qu’une poussière
au loin. Les
fragments de mon ancien corps abandonné là-bas ont été maintenant
retrouvés par les pompiers.
Étonnant, il me semble entendre leurs voix. « Quel accident ! Un
avion qui percute un immeuble ça n’arrive pas tous les jours.
Comment va-t-on faire pour
retrouver les corps dans ce magma de béton ?
»
Bon, ce n’est plus mon problème.
Mais la fabuleuse lumière m’aspire. Je me dirige vers le centre de
ma galaxie. Enfin, je le vois. Le continent des morts est le trou
noir situé au milieu de la Voie lactée.
Il ressemble à une bonde de lavabo, un vortex qui fait tout
tourbillonner en spirale autour de lui. Je m’approche. On croirait
une fleur palpitante, une gigantesque orchidée formée de poudre de
lumière tournoyante.
Ce trou noir aspire tout : les systèmes solaires, les étoiles, les
planètes, les météorites. Et il m’emporte aussi.
Je me souviens des cartes du continent des morts. Les Sept Ciels.
J’accoste au… Premier Ciel. C’est un territoire conique bleu.
On y pénètre à travers une écume d’étoiles.
«
Chaque année des
millions d’êtres humains naissent sur Terre. Ils transforment des
tonnes de viandes, de fruits et de légumes en tonnes d’excréments.
Ils s’agitent, ils se reproduisent puis ils meurent. Ça n’a rien
d’extraordinaire mais là réside le sens de notre existence :
Naître. Manger. S’agiter. Se reproduire. Crever.
Entre-temps
on a l’impression d’être important parce qu’on fait du bruit
avec notre bouche, des mouvements avec nos jambes et nos bras. Moi je
dis : nous sommes peu de chose et nous sommes amenés à devenir
pourriture puis poussière. »
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
Au seuil du continent des morts, je distingue maintenant des
présences. À côté de moi, d’autres morts, telle une migration
complète de papillons monarques, foncent vers la lumière.
Des victimes de la route. Des condamnés à mort exécutés. Des
prisonniers torturés. Des malades incurables. Un passant malchanceux
qui a reçu un pot de
fleurs sur la tête. Un randonneur mal informé qui a confondu une
vipère et une couleuvre. Un bricoleur qui s’est éraflé avec un
clou rouillé sans être vacciné contre le tétanos.
Certains ont cherché les problèmes. Pilotes amateurs de brouillard
ignorant tout du vol aux instruments.
Skieurs hors-piste qui n’ont pas vu la crevasse. Parachutistes dont
la toile s’est transformée en torche.
Dresseurs de fauves pas assez attentifs. Motards qui se figuraient
avoir le temps de doubler le camion.
Ce sont les défunts du jour. Je les salue.
Plus près, m’effleurant presque, je reconnais des silhouettes
beaucoup plus familières. Rose, ma femme !
Amandine, mon ancienne maîtresse! Je me souviens.
Amandine, mon ancienne maîtresse! Je me souviens.
Elles étaient dans la pièce d’à côté au moment où le Boeing
747 s’est abattu sur
notre immeuble des Buttes-Chaumont. Et c’est avec elles que j’ai
connu la grande aventure des « thanatonautes
».
Thanatonautes, de thanatos : la mort, et nautés :
navigateur. Le terme avait été
forgé par
mon ami
Raoul Razorbak.
Une fois
que nous
avons eu
le mot,
nous avons eu la science. Et une fois que nous avons eu la
science, nous avons eu les
pionniers. Nous avons bâti des thanatodromes, nous avons lancé la
thanatonautique.
Repousser la
« Terra
incognita
de l’après-vie
», tel
était notre
objectif. Nous
l’avons atteint. Nous avons soulevé le rideau du dernier grand
mystère, celui de la signification de la mort des humains. Toutes
les religions l’avaient évoqué, toutes les mythologies
l’avaient décrit en métaphores plus ou moins précises, nous
étions les
premiers à
en parler
comme de
la découverte
d’un continent
« normal ».
Nous redoutions
de ne
pas pouvoir
mener notre
aventure à
son terme.
Que ce Boeing 747
se soit comme par hasard abattu sur notre immeuble est la preuve que
nous avons fini par gêner en « haut lieu
».
Et là je revois ce que nous avons découvert… mais en aller
simple. Car, nos cordons
étant brisés, je sais bien que cette fois-ci tout retour dans nos
peaux anciennes est
inconcevable. Nous
nous enfonçons
dans le
cône du
vortex qui
va en se rétrécissant. Nous traversons jusqu’au bout ce
premier territoire et nous parvenons à un mur en forme de membrane
molle et opaque. Comme Mach 1 avait été le premier mur du son, nous
avions autrefois, mes amis et moi, appelé Moch
1 le
premier mur
de la
mort. Aujourd’hui,
ensemble, nous
le franchissons.
J’hésite à passer. Les autres y vont franchement. Tant pis. J’y
vais aussi.
Nous débouchons alors sur…
«
Un
scandale.
C’est
un
scandale.
Je
suis
infirmière
dans
un
service
de
soins
palliatifs.
À
force
d’accompagner
des
gens
dans
leur
agonie,
je
me
suis
fabriqué
ma
propre
idée
là-dessus.
Et
je
trouve
que
c’est
scandaleux.
Je
crois
qu’on
est
en train
de faire
comme si
la mort n’existait pas. Les petits-enfants voient un jour une
ambulance
venir
chercher
le
grand-père
pour
le
conduire
à
l’hôpital.
On
ne le
voit plus pendant quelques semaines et puis, un beau matin, un coup
de téléphone annonce qu’il est mort. Résultat : les nouvelles
générations ne voient pas
ce
qu’est
vraiment
la
mort.
Et
lorsque
ces
petits-enfants
deviennent
adultes,
puis vieillards et sont confrontés à leur propre
mort, ils
paniquent. Non seulement parce
que c’est
de leur disparition qu’il s’agit, mais parce
qu’ils
se trouvent confrontés à une inconnue totale. Si je dois donner un
conseil aux petits-enfants,
c’est
:
N’ayez
pas
peur,
allez
voir
vos
grands-parents
à
l’hôpital
! Vous
recevrez
là-bas
la plus grande leçon de… vie.
»
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
Je franchis
le premier
mur et
débouche sur…
le Deuxième
Ciel. Le
territoire noir de toutes les
peurs.
Elles se matérialisent sous forme d’horreurs issues du tréfonds
de mon imagination. Ténèbres. Frissons.
Monstres facétieux et démons modernes m’y accueillent.
Sur neuf corniches de plus en plus escarpées, j’affronte mes
cauchemars les plus hideux. Mais la lumière centrale est toujours
présente et continue à me guider droit devant.
J’affronte toutes mes frayeurs de face, dans une semi-pénombre.
Puis je parviens à nouveau à une porte, membrane opaque. Moch 2. Je
la franchis et débouche sur…
«
Je suis veuve et
j’ai suivi mon mari jusqu’à ses derniers jours. Cela s’est
passé en cinq phases. Au début, il refusait de mourir.
Il
exigeait que notre
existence
continue
tout
comme
avant
et
il
parlait
de
son
retour
à
la
maison
après sa
guérison. Ensuite, quand les médecins lui ont dit qu’il était
condamné, il est entré dans une grande colère.
On aurait
dit qu’il lui fallait un coupable. Il a accusé le médecin qui
s’occupait de lui d’être
un
incapable. Il m’a accusée de l’avoir placé dans un mauvais
hôpital. Il m’a accusée d’en vouloir à son
argent
et de
l’avoir fait exprès pour toucher l’héritage au plus vite. Il
reprochait
à
tout le
monde
de
l’abandonner
et
de
ne
pas
venir
le
voir
assez
souvent.
Il
faut
dire
qu’il
était tellement désagréable que même les enfants traînaient les
pieds. Et puis,
il
s’est
calmé
et
est
entré
dans
une
troisième
phase
qu’on
pourrait
qualifier
de phase du marchand de tapis
».
«
C’était comme s’il marchandait : bon, je suis condamné mais je
voudrais bien tenir jusqu’à mon prochain anniversaire ou, en tout
cas, j’aimerais bien tenir jusqu’au prochain Mondial de football.
Que
je voie la demi-finale. Ou tout au moins les quarts de finale.
Quand
il a compris que c’était vraiment fichu, il a fait une dépression.
Ça
a été
terrible.
Il
ne
voulait
plus
parler,
il
ne
voulait
plus
manger.
C’était
comme
si
soudain
il
avait
renoncé
à
tout.
Il
ne
se
battait
plus,
il
avait
perdu
toute
énergie.
Il ressemblait à un boxeur sonné qui a abandonné sa garde
et qui
s’affale dans les cordes
en
attendant le coup de
grâce.
Enfin,
il est entré dans la cinquième phase : l’acceptation. Il a
retrouvé
le
sourire. Il a réclamé un baladeur pour écouter ses musiques
favorites. Il aimait tout
particulièrement
les
Doors,
ça
lui
rappelait
sa
jeunesse.
Il
est
mort
presque
souriant,
casque
sur
la
tête,
en
écoutant
:
Here
is
the
end.
»
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
… le monde rouge de mes fantasmes après le monde bleu de l’entrée
et le monde noir de la peur. Y sont matérialisés mes désirs les
plus fripons.
Je suis au Troisième Ciel. Sensation de plaisir,
de feu, de chaleur humide. Volupté.
Confrontation avec mes fantasmes sexuels les plus
extravagants, mes appétits les
plus refoulés.
Je m’y
embourbe un
peu. Des
scènes particulièrement
excitantes se projettent dans mon esprit. Les actrices les plus sexy
et les top- modèles les plus aguicheurs m’implorent de les
enlacer.
Ma femme et mon ex-maîtresse affrontent de leur côté de beaux
éphèbes.
J’ai envie
de rester
ici mais
je me
reconcentre sur
la lumière
centrale comme un
plongeur sous-marin soucieux de ne pas s’éloigner de sa corde. Je
franchis ainsi Moch 3.
«
La mort, on voudrait
que ça n’existe pas. Mais en fait, heureusement qu’elle
existe,
si
vous
voulez
mon
avis.
Car
la
pire
chose
qui
puisse
nous
arriver
serait
d’être
éternels.
Qu’est-ce
qu’on
s’ennuierait,
vous
ne
croyez
pas
?
»
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
Quatrième Ciel
: le
territoire orange.
Le territoire
où l’on
subit la
douleur du temps
qui passe.
Vision d’une file de défunts s’étendant à l’infini par-delà
l’horizon, à peine
plus agitée qu’une queue à l’entrée d’un cinéma.
À en
croire leurs
vêtements, certains
semblent patienter
là depuis
des siècles. À
moins que ce ne soit tous les figurants d’un film-catastrophe,
victimes d’un accident de
tournage, il
est évident
que piétinent
ici des
morts très
anciens.
Ils attendent.
Ce territoire orange, c’est sans doute le lieu que la religion
chrétienne nomme le « Purgatoire ».
Je sens que nous devrions aussi nous placer en bout de queue et
attendre. Cependant sur Terre, déjà, j’avais pour très mauvaise
habitude de ne jamais respecter les files d’attente et de doubler
tout le monde. Ce comportement m’a d’ailleurs valu des disputes
mémorables, voire des pugilats.
N’empêche, nous doublons. Même si certains protestent en criant
que nous n’en avons pas le droit, personne ne nous arrête.
En remontant
la foule,
je remonte
l’histoire et
découvre les
héros de
batailles homériques
apprises dans
mes livres
de classe,
des philosophes
grecs, des
rois de pays
depuis longtemps effacés de la
carte.
J’aimerais bien demander des autographes mais l’endroit ne s’y
prête guère.
Rose, Amandine et moi survolons les morts. Ils forment comme un vaste
fleuve s’écoulant vers la lumière (le Styx ?). L’entrée du
territoire orange en constitue la source et plus on avance, plus la
file des défunts se rétrécit jusqu’à devenir ruisseau. Au fond
: nouveau mur opaque. Nous traversons Moch 4.
«
La mort, je n’y
pense jamais. Rien que d’y songer, j’ai peur que ça l’attire.
Je
vis, je vis, ensuite advienne que pourra, on verra bien. »
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
Nous voici au Cinquième Ciel. Le territoire jaune. Le monde du
Savoir. Là où sont révélés les grands secrets de l’humanité.
Je grappille au passage quelques informations précieuses que je ne
pourrai malheureusement pas transmettre à mes congénères encore
vivants.
Sensation de
grande sagesse.
Des voix
ténues m’expliquent
des choses
que je n’avais
jamais bien comprises.
Une à une, j’entends les réponses aux questions que j’ai
étourdiment posées durant ma dernière vie.
La file des morts rétrécit.
Beaucoup de trépassés s’attardent, fascinés par ces réponses
aux questions qui les ont toujours tracassés. Le ruisseau devient
ruisselet. Je m’efforce de ne pas me laisser impressionner par
toutes ces friandises pour l’esprit. Je m’accroche à la lumière.
Je sors de Moch 5 et je débouche sur…
«
L’étonnement.
Oui, je dirais un étonnement partagé. Je suis libéré depuis peu
pour bonne conduite après avoir purgé une peine incompressible de
trente ans de prison. Je peux donc parler maintenant en toute
impunité. J’ai tué quatorze personnes. Quand je tuais j’étais
surpris de voir les gens stupéfaits, voire révoltés, lorsque je
leur annonçais que j’allais mettre un terme à leur vie. On aurait
dit qu’ils se figuraient que leur vie leur appartenait, comme leur
voiture, leur chien, leur maison. »
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
… le Sixième Ciel. Le territoire vert. J’y découvre la Beauté.
Vision de rêves,
sensation de couleurs et d’harmonie. Je me sens laid et balourd. De
nombreux défunts
du fleuve
des morts
s’agglutinent
d’ailleurs ici,
fascinés par
la vision de la Beauté.
Rose, ma femme, me tire par le bras. Il faut continuer sans nous
laisser ensorceler par le spectacle.
Nous avançons. Nous sommes de moins en moins nombreux.
Et je franchis Moch 6 pour déboucher sur… le Septième Ciel, le
territoire blanc.
Ici semble aboutir la migration des morts. La lumière provient d’une
chaîne de montagnes. La plus haute émet la plus intense lueur. Je
me dirige vers cette cime. Un sentier conduit au plateau du jugement.
Au centre, le long fleuve des morts n’est plus qu’une rigole. Ça
avance au compte-gouttes. Chaque âme attend que celle qui la précède
soit appelée au guichet pour bouger d’un pas et se placer derrière
la ligne réservée à cet effet.
Rose, Amandine et moi, nous nous introduisons dans cette file
d’attente.
Un personnage translucide vient nous chercher.
Au premier coup d’œil, je sais de qui il s’agit. Le
gardien des clefs. L’huissier
du Paradis. Aussi nommé Anubis,
le seigneur
de la
nécropole par
les Égyptiens,
Yama,
dieu des
Morts par les
hindouistes, Charon le passeur du Styx par les Grecs, Mercure, le
guide des âmes par les Romains et saint Pierre par les
chrétiens.
- Suivez-moi…
Grand
bonhomme barbu un peu
hautain.
- D’accord.
Il sourit et hoche la tête. Super,
quand je parle, il entend aussi. Il nous conduit
tout droit
au plateau
du Jugement.
Nous nous
plaçons devant
trois juges qui
commencent par nous dévisager sans rien dire. J’entends quelque
part saint Pierre égrener :
Nom: Pinson
Prénom: Michael
Nationalité: française
Cheveux dans la dernière vie: bruns
Yeux: bruns
Taille dans la dernière vie: 1,78 m
Signe particulier: néant
Point faible: manque de confiance en soi
Point fort: curiosité
Prénom: Michael
Nationalité: française
Cheveux dans la dernière vie: bruns
Yeux: bruns
Taille dans la dernière vie: 1,78 m
Signe particulier: néant
Point faible: manque de confiance en soi
Point fort: curiosité
Je sais
qui sont
ces trois
juges. Eux
aussi ont
des noms
divers dans
toutes les
mythologies : Zeus, Thémis, Thanatos pour les Grecs. Maat, Osiris,
Thot pour les Égyptiens. Izanami, Izanagi, Omoigane pour les
Japonais. Les trois archanges : Gabriel, Michel, Raphaël pour les
chrétiens.
- Ton
âme
va
être
pesée,
m’annonce
le
plus
grand
des
trois,
Gabriel. Ainsi
cet ectoplasme est bien mon
âme…
- On
n’a
qu’à
les
juger
tous
les
trois
ensemble,
ajoute
le
plus
gros,
Raphaël.
Leur
jugement
est
expéditif.
Les
archanges
nous
accusent
d’avoir
dans
notre
quête
thanatonautique
révélé
trop
tôt
et
trop
largement
les
mystères
de
l’au-delà,
justement
réservés
aux
seuls
Grands
Initiés.
Nous
n’avions
pas
le
droit
de
dévoiler aux autres humains et le sens de la vie et le sens de la
mort.
- Éperonnés
par
votre
seule
curiosité,
vous
avez
découvert
les
Sept
Ciels
et informé le
public de façon purement… gratuite et laïque
!
- Nul
ici ne vous a jamais donné l’autorisation de répandre ce genre
d’informations
secrètes.
- Si
au moins vous les aviez dissimulées derrière des paraboles,
des
mythologies…
- Si
au moins vous aviez mis pour condition à leur divulgation une
initiation
quelconque…
Les archanges évoquent tous les dégâts que risquaient
d’occasionner nos informations hâtives sur les secrets du
continent des morts.
- Les
gens
se
suicideraient
juste
par
curiosité
pour
«
visiter
»
en
touristes
le Paradis
!
- Heureusement
nous
sommes
intervenus
à
temps
pour
étouffer
dans
l’œuf vos
maladresses.
Les archanges
ont cru
qu’ils allaient
devoir détruire
tous les
ouvrages sur
les thanatonautes, toutes les librairies et les bibliothèques
les recelant. Ils ont cru qu’il leur faudrait falsifier la mémoire
collective des hommes afin d’en effacer les
traces de
nos égarements.
Mais par
chance, cela
n’a pas
été nécessaire.
Le
livre des thanatonautes n’a eu aucun retentissement. Les quelques
lecteurs qui sont tombés dessus par hasard ont cru qu’il ne
s’agissait que d’un récit de science-fiction comme tant
d’autres. La sortie de notre ouvrage est passée inaperçue, noyée
sous la marée des nouvelles parutions.
Car ainsi s’exerce dorénavant la nouvelle censure. Elle opère non
par l’occultation, mais par l’excès. Les livres dérangeants
sont étouffés sous la masse des livres insipides.
Du coup,
les archanges
n’ont pas
eu à
intervenir directement,
mais ils
ont été inquiets
et nous
devons payer
pour cela.
Un seul
verdict possible
: condamnés.
- À
quoi ? interroge Amandine. À aller en Enfer
?
Les trois archanges la dévisagent avec condescendance.
- L’Enfer
?
Désolé,
ça
n’existe
pas.
Il
n’y
a
que
le
Paradis
ou…
la
Terre.
Ceux qui échouent sont condamnés à retourner se réincarner sur
Terre.
- Ou
alors, on peut dire que « l’Enfer c’est la Terre
», remarque
avec une pointe d’amusement l’archange
Raphaël.
L’archange Gabriel rappelle :
- Les
réincarnations, c’est comme le bac au lycée. Quand on échoue,
on redouble. En ce qui vous concerne, là, vous êtes recalés.
Donc, retour à la case départ pour une nouvelle
session.
Je baisse la tête.
Rose ma femme, Amandine mon amie, et moi, tous nous pensons la même
chose : « Encore une vie pour rien. »
Combien avant
nous ont
dû pousser
le même
soupir ?
Mais les
autres défunts
s’impatientent. On
nous presse
de laisser
la place.
Saint Pierre
nous entraîne
vers la montagne.
Nous gagnons
son sommet.
La pointe
projette la
puissante lumière
qui nous a guidés jusqu’au jugement
dernier.
Juste au-dessous, deux tunnels se présentent. Une entrée est cernée
de pourtours ocre, l’autre de bleu marine.
L’entrée ocre ramène à la Terre pour de nouvelles
réincarnations, la bleue conduit au pays des anges. Il n’y a pas
de panneaux indicateurs mais, comme pour tout, ici, l’explication
s’inscrit directement dans notre esprit.
Avec un dernier petit
signe d’adieu, saint Pierre nous laisse devant le tunnel ocre.
- À
bientôt, après votre prochaine vie ! lâche-t-il,
laconique.
Nous entreprenons d’avancer dans le couloir. À mi-chemin, nous
nous heurtons à une membrane opaque semblable aux Moch qui ferment
les Sept Ciels. Ce mur franchi, nous basculerons dans une nouvelle
vie.
Amandine me regarde, prête à y aller.
- Adieu
les
amis,
tâchons
de
nous
retrouver
dans
notre
prochaine
existence.
Discrètement, elle
m’adresse un
clin d’œil.
Elle n’est
pas parvenue
à m’avoir pour
compagnon permanent dans cette vie, elle compte bien y réussir dans
la prochaine.
- En
avant
pour
de
nouvelles
aventures,
déclame-t-elle
en
se
précipitant.
Rose se
presse contre
moi. À
l’oreille, je
lui murmure
les mots
de ralliement des
thanatonautes lors des grandes guerres de colonisation du continent
des morts.
- Toi
et moi,
ensemble contre les
imbéciles.
Faute de corps à étreindre, nos deux ectoplasmes s’embrassent sur
la bouche.
Mes lèvres ne sentent rien, mais tout mon être s’émeut.
- Ensemble…,
répète-t-elle en
écho.
Nous nous retenons un instant par les mains. Par le bout des doigts.
Nos index fusionnent, s’effleurent, et enfin se détachent. Rose se
détourne pour abréger ce pénible moment et, vite, se dirige vers
sa nouvelle réincarnation.
Bon, à mon tour. Je m’engage d’un bon pas dans le couloir en me
répétant qu’il faut absolument que, dans ma prochaine vie, je me
souvienne d’avoir été un thanatonaute.
Je frémis
de tout
mon ectoplasme
en m’avançant.
Je vais
enfin savoir
ce qu’il y
a derrière
ce mur.
De l’autre
côté de
la mort,
il y
a…
«
Une bonne prise !
Voilà
ce qui
compte. Une bonne prise et ne jamais oublier le talc sur les mains.
Moi, je suis acrobate de cirque. Trapéziste
sans
filet. Avec
une bonne
prise, je sais que je ne risque rien. D’ailleurs, la mort je n’y
pense
jamais
et
je
ne
m’en
porte
que
mieux.
Je
sais
que
lorsqu’on
commence
à
regarder
en
bas,
on
risque
la
chute.
Donc,
la
mort
connais
pas.
Et,
entre
nous, je
préférerais
parler
d’autre
chose.
Vous
avez
déjà
assisté
à
mon
numéro
?
»
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire