mardi 18 septembre 2018

26. NAISSANCE DE VENUS


   Je me souviens de mon existence précédente. J'étais un négociant chinois très riche et très puissant. Je voyageais en palanquin avec mes gens. Des brigands nous ont attaqués. Ils nous ont tout pris puis ils m'ont obligé à creuser ma propre tombe et ils m'y ont précipité. Je les ai suppliés de me laisser la vie à défaut de mes biens. Ils ont jeté à ma suite l'une de mes servantes. " Tiens, on te la laisse pour t'amuser. " Puis ils nous ont recouverts de terre. J'en avais plein les yeux. La servante s'est étouffée la première et j'ai senti que la vie quittait son corps. J'ai tenté de me dégager en brassant la terre qui m'oppressait mais j'étais trop gros pour me libérer. Trop de soupers fins...
   Je suffoque. Je ne supporte pas cet horrible enfermement. J'ouvre les yeux. Lorsque j'étais négociant chinois, je suis mort dans un univers noirâtre. Je rouvre les yeux dans un univers rougeâtre. Je suis toujours oppressée. Et il y a encore un cadavre tout contre moi !
   C'est George, mon frère jumeau, que j'ai tué sans le vouloir. J'étouffe, je veux sortir d'ici. De l'air, de l'air ! Je me débats. Aujourd'hui, mon corps est moins lourd. Je tape, je frappe, je gesticule. Il y a forcément quelqu'un capable de m'aider à sortir.

Nous voilà au chevet de Venus.
   Quelque chose ne va pas dans son esprit. J'essaie de pénétrer l'âme du bébé et je constate que je n'y parviens pas. Ici se dresse la limite de notre travail d'ange. Nous ne pouvons pas lire les pensées de nos clients.
   Ce doit être son passé qui la tourmente. Je m'empresse de lui apposer l'empreinte, mais elle est fébrile, elle ne cesse de remuer et j'ai du mal à lui appliquer mon sceau.
   - Elle fait une crise de claustrophobie, dit Raoul.
   - Déjà ?
   - Bien sûr. Parfois le souvenir de la mort précédente laisse quelques séquelles. Elle ne supporte pas de rester dans un lieu clos. Nous n'avons pas le temps pour l'empreinte. Vite, il faut réagir.
Je transmets l'intuition d'une césarienne au médecin accoucheur.

   Lumière. La liberté enfin ! Des mains me délivrent de ma prison, mais quelque chose demeure accroché à moi.
   C'est le cadavre de George ! Il m'étreint comme s'il voulait ne jamais me quitter. Quelle abomination ! Je suis mort en homme un cadavre de femme dans

les bras et je renais en femme accrochée à la dépouille d'un homme.
   Les infirmières sont obligées d'employer les minuscules pinces pour contraindre un par un les doigts de George à me lâcher.

   - Chut, oublie le passé.
   À peine son corps est-il exposé à l'air libre que j'imprime la marque des anges au-dessus de ses lèvres.
   Trop occupés à la détacher de George, les médecins ne regardaient pas la frimousse de Venus. Sinon, ils auraient vu se creuser d'un coup une gouttière sous son nez.


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