mardi 18 septembre 2018

34. LE MONDE DU DESSUS

Grâce à mes sphères de contrôle, j'observe mes clients sous tous les angles comme si j'avais à mon service une vingtaine de caméras. Une pensée, et j'obtiens un plan panoramique, des plans larges, des plans américains, des gros plans. Mes caméras tournent à volonté autour de mes clients pour mieux scruter les personnages secondaires, les figurants et l'environnement. Je maîtrise non seulement les angles de prises de vues mais aussi les lumières. Je peux observer mes héros même plongés dans le noir, les distinguer nettement sous une pluie battante. Je peux pénétrer dans leur corps, voir leur cœur battre, leur estomac digérer. Seules leurs pensées me sont cachées. Raoul ne partage pas mon enthousiasme.
   - Au début, moi aussi, cela m'excitait. Et puis j'ai fini par me rendre compte de mon impuissance.
Il considère la sphère d'Igor.
- Hum, pas très joli tout ça. Je soupire.
- Je m'inquiète pour Igor. Sa mère finira par le tuer.
- Un gosse haï par sa mère..., rumine Raoul. Cela ne te rappelle rien ? Je réfléchis sans trouver.
- Félix, me souffle-t-il.
   Je sursaute. Félix Kerboz, notre premier thanatonaute ! Lui aussi était détesté par sa mère. Éperonné, je fixe de plus près le karma d'Igor et reconnaît qu'en effet, mon Russe est une réincarnation de notre ex-compagnon pionnier de la thanatonautique.
- Comment est-ce possible ? Raoul Razorbak hausse les épaules.
   - À l'époque, le terme " thanatonaute " n'était pas encore entré dans les mœurs, le tribunal angélique a classé Félix " astronaute ".
   Je me souviens de ce garçon un peu simple qui pour se sortir plus vite de prison testait des médicaments dangereux et, en échange d'une amnistie, s'était porté volontaire pour un vol thanatonautique. Il avait été ainsi le premier à se rendre sur le continent des morts et à en revenir. Je trouve quand même un peu sévère qu'ayant déjà eu une mère haineuse dans sa vie précédente, il ait été loti d'une génitrice encore pire dans cette existence-ci.
   Raoul m'affirme que c'est normal. Lorsqu'un problème n'a pas été résolu dans une vie, il est automatiquement reposé dans la suivante.
- L'âme de Félix Kerboz n'étant pas parvenue à transcender ni à comprendre sa mère, elle va tenter d'y arriver dans sa nouvelle vie d'Igor Tchekov. Ce sont sans doute les 7, les " gens du dessus " ou... les " dieux ", qui en ont décidé ainsi. S'il échoue encore à régler son problème avec sa mère dans cette existence, de quelle atroce marâtre le dotera-t-on dans la suivante ?...
Je plisse le front.
- Pire que la mère d'Igor, je ne vois pas... Raoul Razorbak émet un ricanement.
   - Alors là, tu peux faire confiance aux " gens du dessus ". Ils ont l'imagination féconde quand il s'agit d'inventer des épreuves nouvelles pour les humains. Le prochain avatar d'Igor-Félix pourrait très bien avoir à affronter une mère adorable mais excessivement possessive qui l'étoufferait sous un amour jaloux.
- Mais c'est de l'acharnement karmique !
   La physionomie de mon ami se creuse tandis que ses mains s'agitent comme des serres.
   - Je vois que tu commences à comprendre. Tout se passe comme si, là-haut, ils s'évertuaient à enfoncer la tête de nos clients jusqu'à ce qu'ils se décident à réagir. Ils considèrent que ce n'est que tout au fond de la piscine que l'humain est à même de donner le coup de talon qui le fera remonter à la surface. J'ignore qui sont ces " dieux ", mais je ne suis pas convaincu qu'ils recherchent le bien de l'humanité.
- Que puis-je faire alors pour l'aider ? Raoul Razorbak serre les poings.
   - Pas grand-chose, hélas ! Nous sommes les fantassins de l'armée des êtres de lumière ! Nous sommes en première ligne pour assister au désastre, mais ce sont les officiers stratèges planqués à l'arrière qui prennent les décisions... Et nous ignorons ce qui les motive.
Je me sens soudain impuissant. Raoul me secoue, furibond.
   - C'est pour cela que nous devons découvrir à tout prix qui sont ces officiers et ce qui les anime, qui sont ces 7, qui sont ces " dieux " qui nous utilisent, nous les anges, et eux, les mortels.
   Pour la première fois, peut-être à cause de la détresse d'Igor, je suis sensible aux arguments de mon téméraire ami. Je ne me sens cependant pas encore prêt à transgresser les lois du pays des anges.

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