mardi 18 septembre 2018

35. BÉBÉ JACQUES. 2 ANS


   Aujourd'hui, les parents ne sont pas là et la nourrice est allée fumer et téléphoner sur le balcon. La voie est libre. Cap sur la cuisine. C'est un endroit merveilleux que j'ai toujours eu envie de mieux connaître. Il y a plein de lumières qui clignotent, des blanches, des rouges et même des vertes. On y respire des arômes de sucre chaud et des odeurs de lait, des odeurs de chocolat fondu et des fumées salées. Ces jours-ci, je ne cesse de flairer. Et puis maintenant je deviens expert en escalades.
Tiens, qu'y a-t-il là-haut ?
   Par chance, il y a une chaise près de la cuisinière. En grimpant dessus, je pourrai l'attraper.

   Jacques est sur le point de se brûler en tirant sur le manche de la casserole où bout l'eau des nouilles ! Il faut le sauver. Je récapitule les cinq leviers.
L'intuition.
   J'essaie de pénétrer l'esprit de la nourrice. " Le bébé, le bébé est en danger dans la cuisine ! "
Mais sa conversation au téléphone avec son petit ami l'accapare toute.
   J'essaie de pénétrer l'esprit du petit Jacques mais ce crâne est comme un coffre-fort impossible à percer.
Les signes.
   Des moineaux se perchent sur le rebord de la fenêtre et piaillent pour distraire le gamin. Tout à sa casserole, Jacques ne les voit ni ne les entend.
Les médiums. Il n'y en a aucun dans les alentours. Que faire alors ?

   Ce manche est trop loin. Il faut que j'avance davantage ma main. J'arriverai à attraper ce long bâton qui dépasse là-haut pour voir pourquoi il envoie de la fumée et du bruit.
Les chats.
Il me reste le chat.
   Par chance, il y a un chat dans cette maison ! Je me branche sur son esprit. D'emblée, j'apprends beaucoup de choses sur lui. Tout d'abord ce chat est une chatte et elle se nomme Mona Lisa. Étonnant, alors que l'esprit des humains nous est totalement inaccessible, celui de cette chatte est parfaitement perméable. " Il faut sauver le petit garçon ! " lui lance-je. Le problème, c'est que Mona Lisa capte certes ma demande mais n'a pas du tout envie d'obtempérer.

Mona Lisa est née dans cette maison et n'en est jamais sortie. À force de rester immobile toute la journée face à la télévision, elle est devenue obèse. Elle ne consent à se lever que trois fois par jour pour se goinfrer de pâtes molles et de croquettes chimiques qui la ravissent.
   Elle n'a jamais chassé, elle ne s'est jamais battue, elle ne s'est même jamais promenée dehors.
   Elle est demeurée là, dans la tiédeur de l'appartement, à fixer la télévision. Mona Lisa a ses programmes de prédilection et affiche beaucoup d'intérêt pour ces jeux qui consistent à poser aux candidats des questions du genre : " Quelle est la capitale de la Côte-d'Ivoire ? "
   Cette chatte adore quand l'humain se trompe ou rate de peu le jackpot. Les détresses des humains la confortent dans l'idée qu'il vaut bien mieux être chat.
   Elle a une confiance absolue en ses maîtres. Non, c'est encore plus fort, elle ne les considère pas comme ses maîtres, mais comme ses... sujets. Incroyable ! Cet animal pense que ce sont les chats qui dirigent le monde et manipulent ces gros bipèdes pourvoyeurs de bien-être.
J'émets :
" Bouge, va sauver le petit humain. " Elle n'en a cure.
   " Je suis trop occupée, répond l'effronté animal. Tu ne vois pas que je regarde la télé ? "
Je me branche plus profondément encore sur la cervelle de Mona Lisa.
" Si tu ne te lèves pas de là, le gosse va mourir. " Elle continue tranquillement de se lécher.
   " M'est égal. Ils en feront d'autres. De toute façon, tous ces enfants dans une maison, c'est trop. Que de bruit, que d'agitation ! Et ils finissent toujours par nous faire mal en nous tirant les moustaches. J'aime pas les petits d'humains. "
Comment contraindre cette chatte à sauver l'enfant ?
   " Écoute, le chat, si tu ne te précipites pas tout de suite pour sauver Jacques, j'enverrai des parasites sur l'antenne de télévision. "
   J'ignore si j'en suis capable mais l'important c'est qu'elle le croie. Elle paraît en effet saisie d'un doute.
   Je lis dans son esprit des souvenirs d'émissions parasitées par des orages, d'écrans couverts de neige. Pire, elle a même connu des pannes et des grèves qui l'ont beaucoup contrariée.

   - Tiens, bonjour le chat. C'est la première fois que tu viens te frotter contre moi. Que tu es gentil, comme ta fourrure est agréable à caresser ! Je préfère jouer avec toi qu'avec ce bâton, là-haut.



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