mercredi 19 septembre 2018

76. IGOR. 16 ANS

Au centre de redressement, j'améliore mon art du poker. Je parviens à décrypter non seulement les physionomies mais aussi les infimes mouvements des mains, des épaules, les petites contractions de l'iris.
   J'arrive même sans regarder directement quelqu'un à sentir quand les poils de ses sourcils ont un léger redressement de surprise ou de contentement. Il y a aussi des veines du visage que je sais lire : la tempe ou la jugulaire qui soudain battent plus vite. La pomme d'Adam qui indique un déglutissement. Ce qui me parle le plus ce sont les lèvres.
   C'est fou comme ces deux muscles roses trahissent les pensées de mes adversaires. Très peu de joueurs savent maîtriser leur bouche. Pour ma part, j'ai trouvé un truc, je me suis laissé pousser une moustache qui ombre ma bouche. En plus elle dissimule ma gouttière sous le nez qui, un peu trop profonde, a des allures de bec-de-lièvre.
   Je joue avec les gardiens. On mise des cigarettes. Ils m'incitent à boire de la vodka car ils se figurent que saoul je serai moins chanceux. Ils ignorent que la vodka, je la connais depuis le ventre de ma mère. Je mime une légère ébriété. Et je gagne encore.
- Au secours !
   Je reconnais la voix de Vania. J'accours, abandonnant une quinte flush sur laquelle j'avais misé deux cents cigarettes. Une fois de plus, mon ami s'est fourré dans une situation impossible. Un grand costaud est en train de l'assommer. Comme d'habitude, je sauve mon protégé mais Vania profite que je ceinture l'autre pour s'emparer d'une bouteille et la lui fracasser sur le crâne. L'autre choit lourdement.
   Les gardiens arrivent après coup. Le directeur suit quelques minutes plus tard. Il demande qui a commis le méfait. Vania me désigne. Je prends soudain conscience qu'il me déteste. Il me déteste depuis Saint-Pétersbourg et l'orphelinat parce que, depuis toujours, il me doit tout. Il m'a haï davantage chaque fois que je lui suis venu en aide. Incapable de me rembourser ses dettes accumulées, il a basculé dans la haine.
On peut pardonner beaucoup à autrui sauf de vous avoir aidé.
   C'est la deuxième leçon que j'apprends dans ce centre. N'aider que les gens qui sont à même de le supporter sans vous le reprocher par la suite. Et ils ne sont pas nombreux.
   Après tout va très vite. Je ne me donne même pas la peine de rétablir la vérité, je sais qu'ils ne me croiront pas. Quand on voit comme Vania est gringalet et comme moi je suis costaud on devine tout de suite qui des deux est venu à bout de la victime. Je ne voulais pas rester dans ce centre de redressement.

Ça tombe bien. Je suis expédié à l'asile d'aliénés dangereux de Brest-Litovsk.


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