mercredi 19 septembre 2018

80. VENUS. 17 ANS

Depuis le départ de papa, je vis avec maman et ce n'est vraiment pas facile.
Tous ses petits travers me deviennent insupportables au quotidien.
   Le soir nous dînons le plus souvent en tête à tête et nous nous disputons. Maman me reproche de ne pas surveiller assez ma ligne. J'avoue qu'après ma période anorexique, j'ai enchaîné sur une période de boulimie. C'est l'absence de papa qui me donne faim. Je mange des tas de gâteaux. Les gâteaux m'aident à supporter la vie, ma mère et l'ambiance de plus en plus insupportable des studios de photo.
Maîtriser son corps c'est bien, se laisser aller c'est encore mieux.
   J'ai dix-sept ans et il me semble avoir déjà beaucoup vécu et beaucoup mangé. Dans ma période anorexique, j'étais descendue à trente-cinq kilos. Dans ma phase boulimique, j'en suis déjà à quatre-vingt-deux. Il faut dire que quand je mange, je mange. Pas seulement des gâteaux d'ailleurs, des boîtes de haricots à la tomate que j'avale froids, sans les réchauffer. Du sucre en morceaux. De la mayonnaise que je tète directement au tube comme un biberon. Et puis du pain beurré saupoudré de poudre de cacao. Ça, je peux en manger des tonnes.
   Maman ne me parle que pour m'adresser des reproches. Je lui ai pourtant dit que plus elle m'enguirlande, plus ça me donne faim. Effet boomerang, après ma découverte de la maîtrise de mon corps par la gestion de la nourriture, ma carcasse me dégoûte de plus en plus. Je la considère comme une poubelle que je remplis pour me punir.
   J'ai tout le temps quelque chose dans la bouche, un chewing-gum, un bonbon, un bout de réglisse et je rumine. Dès que j'ai pris du poids, les agences de mannequins ont moins insisté pour m'avoir. Il y a même eu des petits malins pour me proposer des photos après/avant qu'on passerait à l'envers dans des publicités avant/après. On vanterait ainsi les régimes miracles censés m'avoir fait mincir.
   Maman me couvre de reproches. Non seulement je ne rapporte plus d'argent mais, en plus, mes agapes coûtent cher. Et plus maman me fait la leçon, plus j'ai faim.
   Seule source de satisfaction : Jim. Jim est un garçon adorable. Un jour que ma mère me lançait des assiettes à la figure pour me convaincre qu'elle avait raison, j'ai claqué la porte soi-disant pour faire une fugue et j'ai rencontré Jim, le voisin d'à côté. Il est étudiant en géographie. Moi, qui en raison de ma carrière précoce de mannequin n'ai pas fait beaucoup d'études, ça m'impressionne.
Nous avons longuement parlé des pays lointains. Il m'a expliqué combien le

monde est vaste et combien mes problèmes sont relativement minimes face à cette immensité. Ça m'a plu. On s'est embrassés sous la lune.
   Nous avons fait l'amour une semaine plus tard. C'était la première fois. Ça ne s'est pas très bien passé.
   J'essaie de cesser de manger, mais je n'y parviens pas. Mon combat contre la nourriture est vraiment ardu.
   Je décide donc d'avaler des laxatifs pour que les aliments ne s'attardent pas dans mon corps. Depuis peu, j'ai même mis au point une bonne technique pour vomir. Il suffit de s'enfoncer deux doigts au fond de la gorge pour tout régurgiter dans la cuvette des toilettes.
Je demande à Jim s'il me trouve trop grosse.
- J'aime les grosses, répond-il.
   Je dis que, dans le temps, avant d'être grosse, j'étais si belle que j'étais top- model et que j'espérais devenir Miss Univers. Il me rétorque que pour lui je suis la plus belle fille de l'univers.
   Pour rester dans cette bonne impression, je préfère qu'on ne fasse pas l'amour ce soir-là et nous nous quittons sur un chaste baiser. Cela redouble ma détermination. Je vais reprendre mon corps en main. Je serai Miss Univers !
   Je persuade maman de me laisser liposucer. C'est encore Ambrosio Di Rinaldi, le Michel-Ange du bistouri, qui se charge de moi. Sous anesthésie locale, j'assiste à tout ce qui se passe. Il m'introduit de grosses canules dans les cuisses puis il active une pompe aspirante. Avec un bruit de moteur diesel, ça crachote du liquide qui se déverse dans des cylindres transparents. Au début, je suis surprise de ne voir aspirer que du sang et j'ai peur de me retrouver exsangue, mais, peu à peu, le sang s'éclaircit et prend un ton rosé avant de devenir franchement rose clair et crémeux. De la chantilly à la grenadine. Ambrosio Di Rinaldi m'explique qu'il doit planter les canules dans des endroits différents afin d'éviter les trous, ce qu'il appelle dans son jargon l'" effet tôle ondulée ".
   Ambrosio est peut-être très cher mais, heureusement, il est passé maître dans l'art d'empêcher " la tôle ondulée ".
   Après la consistance crémeuse, la consistance pâteuse. Il m'enlève l'excédent de mes cuisses, ce qui me réjouit d'autant plus que, même dans ma pire période anorexique, je maigrissais du haut mais pas assez du bas.
   À ma sortie de clinique, Jim m'a apporté des fleurs. Mais maintenant que je suis maigre et belle, pas question de rester avec un type qui aime les grosses !
Je veux être Miss Univers.

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