mercredi 19 septembre 2018

81. IGOR. 17 ANS

Je me plaignais du centre de redressement pour mineurs de Novossibirsk, j'avais tort. L'asile d'aliénés de Brest-Litovsk est bien pire.
   Au centre, on mangeait des raclures avariées, ici plus de viande du tout. Ça excite les dingues, paraît-il.
   Au centre de redressement, les matelas pullulaient de punaises. Ici, nous dormons dans des hamacs en chaînes inoxydables. Au centre de redressement, ça empestait la pourriture, ici ça embaume l'éther. Là-bas tout était sale, ici tout est propre. Je me plaignais d'entendre des cris la nuit au centre de redressement, ici on entend des rires. C'est terrible les rires.
   Ici je n'ai qu'un seul voisin de chambrée. Alexandreï. Alexandreï parle tout seul toute la nuit. Il clame que nous allons tous mourir. Que les quatre cavaliers de l'Apocalypse ont sellé leurs chevaux. Le fer, le feu, l'eau et la glace nous transperceront et nous paierons pour nos fautes. Puis il s'agenouille pour prier jusqu'à hurler : " Rédemption ! rédemption ! " des heures durant en se frappant la poitrine. Soudain, il s'arrête, s'immobilise et braille : " Je vais mouriiiiiiiiir " pendant toute la nuit.
   Hier Alexandreï est mort. Je l'ai tué. Je n'avais rien de personnel contre lui. J'ai plutôt eu envie de lui rendre service. Je l'ai étranglé avec une chaussette pour le libérer de cette vie dans laquelle il n'avait pas trouvé ses marques. Dans son regard, j'ai lu davantage de reconnaissance que de colère.
   Après ça, des infirmiers m'ont traîné au quartier d'isolement neurosensoriel. Cette relégation constituait un supplice à l'époque stalinienne. C'est devenu un débarras pour fous trop difficiles à contrôler. Les infirmiers affirment qu'après un mois d'isolement sensoriel, les enfermés ne se souviennent plus de leur nom. Si on les place devant un miroir, ils disent " Bonjour, monsieur. "
   On m'attrape. Je me débats. Ils se mettent à quatre pour me jeter dans une cellule.
- NOOOOOOOONNN !
Clac !
   La pièce est blanche, sans fenêtre. Il n'y a rien. Les murs sont blancs. L'ampoule nue reste allumée jour et nuit, et il n'y a pas d'interrupteur. Aucun bruit. Aucun son. Pas d'autres signes de présence humaine que, toutes les huit heures, l'arrivée d'un brouet beige clair par un guichet. Est-ce végétal ou animal ? Ça ressemble à de la purée et c'est à la fois sucré et salé, un peu comme la nourriture pour animaux de compagnie. Comme c'est toujours le même plat non identifiable, je ne sais plus s'il s'agit du petit déjeuner, du déjeuner ou du

souper.
   Je perds la notion du temps. Mon cerveau devient filandreux. Je ne peux même pas me suicider en me tapant la tête contre les murs car les murs sont matelassés. J'ai essayé malgré tout en retournant ma langue dans ma gorge, mais j'avais toujours un réflexe qui me poussait à tousser pour respirer.
   Je me figurais avoir touché le fond. Je m'aperçois qu'on peut tomber plus bas encore.
   Mais cette fois, même avec les plus grands efforts d'imagination, je ne vois pas comment ma situation pourrait empirer. Si on me précipitait dans une salle de torture, je retrouverais au moins un peu d'animation, il y aurait des bourreaux avec qui discuter, des machines, des instruments, un décor.
Ici, il n'y a rien. Rien.
Rien que le visage de maman qui m'apparaît tous les matins pour me dire :
" Comme tu n'as pas été gentil, je te garderai enfermé dans le placard toute ta vie. "
   Je suis moins bien traité qu'un animal. Personne n'oserait enfermer un animal pendant des années dans une pièce blanche insonorisée en continuant à le nourrir. On le laisserait crever, c'est tout. Moi, on me nourrit pour que je ne crève pas et que je pourrisse dans ma tête. Ici on ne soigne pas les fous. On prend des gens normaux et on les rend fous. Peut-être est-ce un moyen de contrôler la population ?
Il faut que je tienne.
   Dans ma tête, j'ai l'impression qu'il y a une sorte d'immense bibliothèque dont les livres sont éjectés et tombent. Il y a des petits livres, quand ils tombent les mots s'échappent et je perds du vocabulaire.
   Ensuite, il y a les gros livres des souvenirs de ma vie passée qui tombent. C'était quoi ma vie avant ? Je me souviens du poker, de Piotr (s'appelait-il Piotr ou Boris ?), des trois V (Vassili, Vania... et bon sang, comment il s'appelait le troisième ? le gros, la...). Je m'accroche à ce qui tient. Dans le poker il y a la paire, la double paire, le carré et... (Zut, comment ça s'appelle trois cartes pareilles plus deux cartes pareilles ?)
   Les idées naissent dans mon esprit puis sautent comme sur un disque rayé pour laisser place à d'autres. J'ai l'impression de ne pas pouvoir aller jusqu'au bout d'une seule pensée.
   Seule ma mère reste incrustée, comme si elle avait été gravée au fer rouge dans mon cerveau. Je me rappelle toutes les expressions de son visage le jour où elle m'a abandonné sur le parvis de l'église. Je m'accroche à cette douleur. Merci maman, tu m'auras au moins servi à ça. Ma mère est la dernière preuve de

mon identité.
   C'est par ma colère contre elle que je me définis. Un jour peut-être j'oublierai mon nom, un jour peut-être je ne me reconnaîtrai plus dans la glace, un jour peut-être je ne me rappellerai pas tout ce qui s'est passé dans mon enfance, mais je me souviendrai d'elle.
   Finalement, un beau matin-après-midi-soir (s'est-il écoulé une semaine ? un mois ? un an ?), la porte s'ouvre.
Je suis convoqué chez le directeur de l'établissement.
   En chemin, je savoure les moindres informations livrées à mon cerveau. L'odeur de Javel, la peinture écaillée des couloirs, les rires qui résonnent au loin, le bruit de mes pas sur un sol dur, les petits bouts de ciel à travers les carreaux grillagés, le contact des mains des infirmiers qui me tiennent par les bras alors que ma camisole me les lie dans le dos. Chaque aboiement : " Avance ", " Suis- nous ", me semble une mélodie.
   On me pousse dans le bureau du directeur. Un homme en uniforme se tient près de lui. J'ai l'impression de revivre éternellement cette même scène, celle où un policier me sauve sur le parvis de l'église, celle où un colonel de l'armée de l'air vient me chercher à l'orphelinat pour m'offrir une famille. Et celui-ci, que va-t-il me proposer ?
   Le directeur me regarde avec une mine dégoûtée. Je pense à ma mère. Peut- être avait-elle deviné ce que je deviendrais et avait-elle voulu m'épargner toutes ces souffrances.
   - Nous voulons t'offrir une dernière chance de te racheter. Les combats ont repris en Tchétchénie. Les pertes sont plus importantes que prévu. L'armée a besoin de volontaires pour le front. Le colonel d'infanterie Dukouskoff, ici présent, est à la tête des troupes de choc. Tu as donc le choix : rester ici à l'isolement ou opter pour les commandos de première ligne.
 

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