lundi 17 septembre 2018

3. JUGEMENT EN APPEL


… un bras. Un bras attrape mon âme et m’immobilise net. Un bonhomme transparent interrompt mon élan et me déclare, furibond, qu’il est inadmissible que mon procès ait eu lieu en son absence.

- Ce n’est pas la procédure correcte, tout est à 
recommencer.


Pour Amandine et Rose tout aurait dû aussi se passer autrement mais, malheureusement pour elles, c’est trop tard. Elles sont déjà trop loin dans le couloir. Moi, en revanche, je suis encore passible d’une révision.
Mon interlocuteur est un petit barbu au regard fiévreux mal dissimulé par des besicles. Il me tire, me pousse, insiste. Il dit qu’il est mon « ange gardien ».
Ainsi donc j’avais un ange gardien ? Quelqu’un qui surveillait ce que je faisais ? M’aidait peut-être… Cette information me rassure et m’étonne en même temps. Je n’étais donc pas seul. Toute ma vie quelqu’un m’a accompagné. Je le regarde plus attentivement.
Cette silhouette frêle, cette barbiche, ces lunettes du dix-neuvième siècle… Il me semble l’avoir déjà vu quelque part. Le bonhomme se présente : Émile Zola.

Monsieur Émile Zola, l’auteur de Germinal ?

Votre serviteur, monsieur. Mais l’heure n’est pas aux ronds de jambe. Le temps presse. Dépêchons-nous.

Il m’affirme suivre ma vie depuis son début et m’assure que je ne dois pas me laisser faire maintenant.

- L’intrigue…
euh, le karma était bon. La chute est ratée. Par-dessus le marché, la bonne procédure du jugement des âmes n’a pas été respectée. Ce procès est inique. Injuste. Antisocial.
Émile Zola m’explique qu’aux termes des lois en vigueur au Paradis, mon ange gardien aurait être présent à mes côtés lors de la pesée de mon âme afin de pouvoir, le cas échéant, me servir d’avocat.
Il me tire hors du tunnel et me pousse vers le plateau où trônent toujours les trois archanges. Devant le tribunal, il bouscule tout le monde, exige qu’on recommence tout. Il menace d’ébruiter l’affaire. Promet que son intervention fera jurisprudence. Il en appelle à toutes les règles de vie du Paradis. Il tempête :

- J’accuse les archanges d’avoir falsifié la pesée de l’âme de mon client. J’accuse les archanges d’avoir bâclé un procès qui les embarrassait. J’accuse enfin cette cour céleste de n’avoir eu pour seul objectif que d’expédier au plus vite
une âme dont le seul péché est d’avoir eu de la curiosité !
Visiblement, les trois archanges ne s’attendaient pas à ce coup de théâtre. Ça
ne doit pas être tous les jours que quelqu’un se permet de contester une de leurs sentences.

Monsieur Zola, je vous en prie. Veuillez accepter le verdict du tribunal céleste.

Il n’en est pas question, monsieur l’archange Gabriel. Je dis et je répète qu’à force de ne considérer que les seuls agissements des thanatonautes, les magistrats ont omis de se pencher comme ils le devaient sur la vie de mon client et sur ses actes au quotidien. Or, c’est par là qu’il convenait et convient de commencer. J’insiste, Michael Pinson a connu une vie exemplaire. Bon mari, bon père de famille, bon citoyen, ami remarquable, ses proches savaient pouvoir compter sur lui. Toute son existence, il l’a menée avec justesse et droiture. Il a multiplié les gestes de générosité pure et, en récompense, voilà qu’on le condamne à redescendre souffrir sur Terre. Je ne permettrai pas qu’on brûle son âme avec une telle désinvolture.
Après un moment de silence, Raphaël intervient :
Euh… Qu’en pensez-vous, monsieur Pinson ? Après tout, vous êtes le principal intéressé, il me semble. Alors, désirez-vous repasser devant notre tribunal ?

Maintenant que tous ceux que j’aime, Rose, Amandine, Raoul, Freddy, ne sont plus à mes côtés, je me sens démotivé. Je dois reconnaître cependant que l’ardeur d’Émile Zola est plus que communicative et je me dis que si Dreyfus ne l’avait pas eu pour défenseur, sans doute son cas n’aurait-il jamais été révisé.

- Je veux être…
rejugé.
Émile Zola rayonne. Mine bougonne des juges.
- Bon, ça va, ça va, on va procéder à un nouveau pesage d’âme, concède l’archange Michel.

« Depuis la mort de ma mère, j’ai l’impression que ma vie n’a plus de sens. Je suis là, d’accord, mais je ne vis que dans son souvenir. Elle était tout pour moi. À présent je suis perdu. »
Source : individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.

Mon procès peut enfin avoir lieu dans les formes. Les trois archanges m’exposent ma vie passée et m’aident à commenter ce que j’ai fait de bien et de mal. Pour juger mes actions, les critères sont l’évolution, l’empathie, l’attention, la volonté de bien faire. Ma vie défile en une mosaïque d’instants fugaces, comme une vidéo, avec des accélérations sur certains passages et des ralentis sur d’autres. Par moments, il y a des arrêts sur image pour me permettre de mieux me rendre compte de ce qui s’est alors passé.
Enfin je jette un regard lucide et distancié sur ce que j’ai accompli en tant que Michael Pinson. Avant qu’on me juge, je me juge. Drôle de sensation. Ainsi c’était cela, ma vie ? Ce qui me frappe d’abord, c’est tout ce temps que j’ai gaspillé. J’avais peur. Je constate que j’ai toujours été retenu par la peur de l’inconnu.
Pour un être dont la principale qualité était la curiosité, c’est un comble et un paradoxe :
Que d’élans cette peur a contenus ! Cette intense curiosité m’a aussi permis de couper court à bien des routines, de refuser les scléroses en tout genre. Ç’aurait pu être pire.
Me revoyant, je me souviens encore de ma tendance « ermite ». Combien de fois ai-je souhaité être seul, tranquille, loin de mes congénères, sur quelque île déserte ou dans un chalet perché sur une montagne…
Ma vie m’apparaît comme une œuvre d’art et les archanges, qui en sont les critiques zélés, m’expliquent comment j’aurais pu encore l’améliorer et en quoi elle était unique. Ils n’hésitent pas à me féliciter pour certains de mes actes les plus méritoires.
D’autres moments de ma vie sont moins glorieux. De petites lâchetés pour la plupart. Généralement au nom de ma sempiternelle tranquillité.
Chacun de mes actes est longuement discuté. Mon avocat fait feu de tout bois.
L’archange Michel comptabilise mes bons et mes mauvais points. J’ai entendu dire qu’il m’en faut 600 pour être libéré du devoir de réincarnation. Le calcul est très précis : chaque petit mensonge, chaque élan du cœur, chaque renoncement, chaque initiative vaut son lot de bons ou de mauvais points. Au final, l’archange Michel annonce le score : 597 sur 600. Raté. De très peu mais raté quand même. Mon avocat bondit.

- J’accuse ces chiffres d’être truqués et je réclame qu’il soit procédé à un nouveau
comptage. Reprenons tous les faits, un par un. J’accuse…
Derrière nous, j’entends les soupirs d’impatience de toutes ces âmes qui attendent leur tour pour être pesées. L’archange Gabriel, qui visiblement n’en peut plus de tous les « J’accuse » à répétition de mon ange gardien, jette l’éponge : les archanges n’ont alors besoin que d’une seconde pour se concerter tant ils ont hâte à présent de se débarrasser de nous. Nouveau verdict :

- Bon, très bien, ça suffit comme ça, vous avez gagné. On arrondit à 600.
Vous êtes libéré du cycle des réincarnations. Vous pouvez dire que vous avez de la chance d’être tombé sur un ange gardien-avocat aussi tenace, dit saint Michel.
Émile Zola applaudit, enchanté.
- La vérité finit toujours par triompher.
Les archanges m’annoncent qu’avec mes 600 points je suis désormais un 6.
 - Et c’est quoi un 6 ?
- Un être de niveau de conscience 6. Cela te permet, si tu le souhaites, de te libérer définitivement de la prison de la chair.
J’ai donc le choix. Revenir sur Terre pour y être réincarné en Grand Initié chargé de faire évoluer les humains en vivant au milieu d’eux, en ce cas je ne conserverais qu’un vague souvenir de mon passage au Paradis. L’autre solution est de devenir un ange.

- Et c’est quoi un « ange » ?
- Un être de lumière ayant en charge trois âmes humaines. Un ange a pour tâche de réussir à en faire évoluer au moins une afin qu’elle aussi sorte du cycle des réincarnations. Comme Émile Zola est parvenu à le faire pour toi.
Je réfléchis un moment. Les deux solutions sont tentantes.
- Dépêche-toi, il y a encore un tas de clients derrière toi, grommelle l’archange Gabriel. Alors, ton choix ?

« La mort ? Rien à craindre. Je sais que je suis doté d’un ange gardien qui me protège de tous les dangers. Une fois, alors que je traversais la rue, j’ai eu l’intuition qu’il fallait absolument que je fasse un pas en arrière. Croyez-le ou pas, à peine ai-je reculé qu’une moto que je n’avais pas pu voir m’a frôlé de près. Je suis sûr que c’est mon ange gardien qui m’a prévenu. »
Source : individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.

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