… un bras. Un bras attrape mon âme et m’immobilise net. Un
bonhomme transparent interrompt mon élan et me déclare, furibond,
qu’il est inadmissible que mon procès ait eu lieu en son absence.
- Ce n’est pas la procédure correcte, tout est à recommencer.
Pour Amandine et Rose tout aurait dû aussi se passer autrement mais,
malheureusement pour elles, c’est trop tard. Elles sont déjà trop
loin dans le couloir. Moi, en revanche, je suis encore passible d’une
révision.
Mon interlocuteur
est un
petit barbu
au regard
fiévreux mal
dissimulé par
des besicles. Il
me tire,
me pousse,
insiste. Il
dit qu’il
est mon
« ange
gardien ».
Ainsi donc j’avais un ange gardien ? Quelqu’un qui surveillait ce
que je faisais ? M’aidait peut-être… Cette information me
rassure et m’étonne en même
temps. Je
n’étais donc
pas seul.
Toute
ma vie
quelqu’un m’a
accompagné. Je le regarde plus
attentivement.
Cette silhouette
frêle, cette
barbiche, ces
lunettes du
dix-neuvième siècle…
Il me semble
l’avoir déjà
vu quelque
part. Le
bonhomme se
présente :
Émile Zola.
- Monsieur Émile Zola, l’auteur de Germinal ?
- Votre serviteur,
monsieur. Mais l’heure
n’est pas aux ronds de jambe. Le temps presse. Dépêchons-nous.
Il m’affirme suivre ma vie depuis son début et m’assure que je
ne dois pas me laisser faire maintenant.
- L’intrigue… euh, le karma était bon. La chute est ratée. Par-dessus le marché, la bonne procédure du jugement des âmes n’a pas été respectée. Ce procès est inique. Injuste. Antisocial.
Émile Zola m’explique qu’aux termes des lois en vigueur au
Paradis, mon ange gardien
aurait dû
être présent
à mes
côtés lors
de la
pesée de
mon âme
afin de pouvoir, le cas échéant, me servir
d’avocat.
Il me tire hors du tunnel et me pousse vers le plateau où trônent
toujours les trois archanges. Devant le tribunal, il bouscule tout le
monde, exige qu’on recommence tout. Il menace d’ébruiter
l’affaire. Promet que son intervention fera
jurisprudence. Il
en appelle
à toutes
les règles
de vie
du Paradis.
Il tempête
:
- J’accuse les archanges d’avoir falsifié la pesée de l’âme de mon client. J’accuse les archanges d’avoir bâclé un procès qui les embarrassait. J’accuse enfin cette cour céleste de n’avoir eu pour seul objectif que d’expédier au plus vite une âme dont le seul péché est d’avoir eu de la curiosité !
Visiblement, les trois archanges ne s’attendaient pas à ce coup de
théâtre. Ça
ne doit pas être tous les jours que quelqu’un se permet de
contester une de leurs sentences.
- Il n’en est pas question, monsieur l’archange Gabriel. Je dis et je répète qu’à force de ne considérer que les seuls agissements des thanatonautes, les magistrats ont omis de se pencher comme ils le devaient sur la vie de mon client et sur ses actes au quotidien. Or, c’est par là qu’il convenait et convient de commencer. J’insiste, Michael Pinson a connu une vie exemplaire. Bon mari, bon père de famille, bon citoyen, ami remarquable, ses proches savaient pouvoir compter sur lui. Toute son existence, il l’a menée avec justesse et droiture. Il a multiplié les gestes de générosité pure et, en récompense, voilà qu’on le condamne à redescendre souffrir sur Terre. Je ne permettrai pas qu’on brûle son âme avec une telle désinvolture.
Après un moment de silence, Raphaël intervient :
- Euh…
Qu’en pensez-vous, monsieur Pinson ? Après tout, vous êtes le
principal intéressé, il me semble. Alors, désirez-vous repasser
devant notre tribunal
?
Maintenant que tous ceux que j’aime, Rose, Amandine, Raoul, Freddy,
ne sont plus à mes côtés, je me sens démotivé. Je dois
reconnaître cependant que l’ardeur
d’Émile Zola
est plus
que communicative
et je
me dis
que si
Dreyfus ne l’avait
pas eu
pour défenseur,
sans doute
son cas
n’aurait-il jamais
été révisé.
- Je veux être… rejugé.
Émile Zola rayonne. Mine bougonne des juges.
- Bon,
ça va, ça va, on va procéder à un nouveau pesage d’âme,
concède l’archange
Michel.
«
Depuis la mort de ma
mère, j’ai l’impression que ma vie n’a plus de sens. Je suis
là, d’accord, mais je ne vis que dans son souvenir. Elle était
tout pour moi. À présent je suis perdu. »
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
Mon procès peut enfin avoir lieu dans les formes. Les trois
archanges m’exposent ma
vie passée
et m’aident
à commenter
ce que
j’ai fait
de bien
et de mal.
Pour juger
mes actions,
les critères
sont l’évolution,
l’empathie,
l’attention, la volonté de bien faire. Ma vie défile en
une mosaïque d’instants fugaces, comme
une vidéo,
avec des
accélérations sur
certains passages
et des
ralentis sur
d’autres. Par moments, il y a des arrêts sur image pour me
permettre de mieux me rendre compte de ce qui s’est alors
passé.
Enfin je jette un regard lucide et distancié sur ce que j’ai
accompli en tant que Michael
Pinson. Avant
qu’on me
juge, je
me juge.
Drôle de
sensation. Ainsi
c’était cela, ma vie ? Ce qui me frappe d’abord, c’est tout ce
temps que j’ai gaspillé. J’avais peur.
Je constate que j’ai toujours été retenu par la peur de
l’inconnu.
Pour un
être dont
la principale
qualité était
la curiosité,
c’est un
comble et
un paradoxe :
Que d’élans cette peur a contenus ! Cette intense curiosité m’a
aussi permis de couper court à bien des routines, de refuser les
scléroses en tout genre. Ç’aurait pu être pire.
Me revoyant,
je me
souviens encore
de ma
tendance «
ermite ».
Combien de fois
ai-je souhaité être seul, tranquille, loin de mes congénères, sur
quelque île déserte ou dans un chalet perché sur une
montagne…
Ma vie m’apparaît comme une œuvre d’art et les archanges, qui
en sont les critiques zélés, m’expliquent comment j’aurais pu
encore l’améliorer et en quoi elle était unique. Ils n’hésitent
pas à me féliciter pour certains de mes actes les plus méritoires.
D’autres moments
de ma
vie sont
moins glorieux.
De petites
lâchetés pour
la plupart. Généralement au nom de ma sempiternelle
tranquillité.
Chacun de mes actes est longuement discuté. Mon avocat fait feu de
tout bois.
L’archange Michel comptabilise mes bons et mes mauvais points. J’ai
entendu dire qu’il m’en faut 600 pour être libéré du devoir de
réincarnation. Le calcul est très précis : chaque petit mensonge,
chaque élan du cœur, chaque renoncement, chaque initiative vaut son
lot de bons ou de mauvais points. Au final, l’archange Michel
annonce le score : 597 sur 600. Raté. De très peu mais raté quand
même. Mon avocat bondit.
- J’accuse ces chiffres d’être truqués et je réclame qu’il soit procédé à un nouveau comptage. Reprenons tous les faits, un par un. J’accuse…
Derrière nous, j’entends les soupirs d’impatience de toutes ces
âmes qui attendent leur tour pour être pesées. L’archange
Gabriel, qui visiblement n’en peut plus de tous les «
J’accuse » à répétition de mon ange gardien, jette l’éponge
: les archanges n’ont alors besoin que d’une seconde pour se
concerter tant ils
ont hâte
à présent
de se
débarrasser de
nous. Nouveau
verdict :
- Bon, très bien, ça suffit comme ça, vous avez gagné. On arrondit à 600. Vous êtes libéré du cycle des réincarnations. Vous pouvez dire que vous avez de la chance d’être tombé sur un ange gardien-avocat aussi tenace, dit saint Michel.
Émile Zola applaudit, enchanté.
- La
vérité finit toujours par
triompher.
Les archanges m’annoncent qu’avec mes 600 points je suis
désormais un 6.
- Et
c’est quoi un 6
?- Un être de niveau de conscience 6. Cela te permet, si tu le souhaites, de te libérer définitivement de la prison de la chair.
J’ai donc le choix. Revenir sur Terre pour y être réincarné en
Grand Initié chargé de faire évoluer les humains en vivant au
milieu d’eux, en ce cas je ne conserverais qu’un vague souvenir
de mon passage au Paradis. L’autre solution est de devenir un ange.
- Un être de lumière ayant en charge trois âmes humaines. Un ange a pour tâche de réussir à en faire évoluer au moins une afin qu’elle aussi sorte du cycle des réincarnations. Comme Émile Zola est parvenu à le faire pour toi.
Je réfléchis un moment. Les deux solutions sont tentantes.
- Dépêche-toi,
il y a encore un tas de clients derrière toi, grommelle l’archange
Gabriel. Alors, ton choix
?
«
La mort ? Rien à
craindre. Je sais que je suis doté d’un ange gardien qui me
protège de tous les dangers. Une fois, alors que je traversais la
rue, j’ai eu l’intuition qu’il fallait absolument que je fasse
un pas en arrière. Croyez-le ou pas, à peine ai-je reculé qu’une
moto que je n’avais pas pu voir m’a frôlé de près. Je suis sûr
que c’est mon ange gardien qui m’a prévenu. »
Source
: individu interrogé dans la rue au hasard d’un micro-trottoir.
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