mercredi 19 septembre 2018

67. UN VIEIL AMI

Raoul Razorbak continue de penser que cette Nathalie Kim n'est qu'une cliente comme les autres. Pour faire avancer nos affaires, il a une autre idée.
- Suis-moi.
   Nous voletons de concert du côté du sud-est. Sur une colline, se tient une assemblée d'anges, agglutinés tels des fans autour de leur chanteur préféré. L'artiste est truculent et parle en agitant les mains. Je le reconnais immédiatement...
Freddy Meyer !
   Il n'a pas changé, le vieux rabbin aveugle. Petit, gros, chauve, nez en boule soutenant d'épaisses lunettes noires, sauf qu'ici sa cécité ne le gêne plus. Dans un monde d'esprits, un ange aveugle y voit autant que les autres.
   Raoul me dépêche un coup de coude. Connivence inutile, je me souviens. Avec Freddy, toute entreprise d'exploration, de découverte et d'investigation ne peut qu'être sublimée. Il a été le plus rigoureux, le plus enthousiaste, le plus perfectionniste des héros de l'épopée thanatonautique. Il eut l'idée de tresser ensemble les cordons d'argent pour assurer la solidité des vols groupés. Il a imaginé les premières stratégies de guerres ectoplasmiques. Quoi de plus exaltant que de repartir à l'aventure en sa compagnie !
   Nous prenons place dans la petite foule des spectateurs et écoutons nous aussi notre ami. Il raconte une... blague.
   - C'est l'histoire d'un alpiniste qui fait une chute et se retrouve raccroché par une main à une branche d'arbre au-dessus d'un précipice vertigineux. " Au secours ! Au secours ! Y a-t-il quelqu'un pour me sauver " hurle-t-il, désespéré. Un ange apparaît et lui dit : " Je suis ton ange gardien. Fais-moi confiance. Je vais te sauver. " L'alpiniste réfléchit une minute avant de lancer : " Heu... il n'y aurait pas quelqu'un d'autre ? "
   Les anges s'esclaffent. Je m'esclaffe aussi. C'est de l'humour angélique. Il faut que je m'y fasse.
   Je suis si enchanté de retrouver mon vieux complice. Qui a prétendu qu'on s'ennuie au Paradis ? Avec Freddy, nous sommes sauvés. Je lui adresse un petit signe. Il nous aperçoit et accourt.
- Michael ! Raoul ! Nous nous étreignons.
   Tous nos souvenirs communs me reviennent en mémoire nos premières rencontres, nos bricolages, nos premiers fauteuils de décollage, les premières expéditions vers le Paradis, les premières guerres ectoplasmiques contre les

Haschischins.
- Que je vous présente ma nouvelle bande de copains ! clame Freddy.
   Une cohorte d'êtres de lumière nous entoure et je distingue parmi eux plusieurs visages connus : Groucho Marx, Oscar Wilde, Wolfgang Amadeus Mozart, Buster Keaton, Aristophane, Rabelais...
   - On nous surnomme la bande des comiques du Paradis. Avant de venir ici, j'ignorais que Mozart était un tel plaisantin. Jamais en reste d'une blague égrillarde ! Ah ça, rien à voir avec Beethoven, qui lui est du genre plutôt rabat- joie.
Je demande :
- Et tes clients ?
   Freddy hausse les épaules. Il n'a plus foi en son travail d'ange. Il ne s'occupe plus guère de ses âmes. Trop de clients l'ont déçu. Il en a assez des humains. Les sauver ? Il n'y croit plus. Tout comme Raoul, il est convaincu que faire évoluer les humains est une tâche hors de portée même pour les anges les plus doués.
   Aristophane dit en être à son six mille cinq cent vingt-septième client, et autant d'échecs. Buster Keaton se plaint de n'avoir que des Lapons démoralisés par l'absence de lumière. Oscar Wilde lui répond que ce n'est rien à côté de ses hindous, avec les belles-mères qui mettent le feu au sari de leur bru pour toucher les assurances.
   Groucho Marx se débrouille tant bien que mal avec des Khmers rouges qui n'en finissent pas de régler leurs différends dans la jungle. Rabelais lève les bras au ciel en évoquant ses gosses des bidonvilles de São Paulo qui sniffent de la colle du matin au soir et dont l'espérance de vie ne dépasse pas quatorze ans.
   À croire que les cas les plus dramatiques sont confiés de préférence aux comiques.
   - C'est trop dur. La plupart d'entre nous finissent par jeter l'éponge. On ne peut pas aider les humains.
Je reprends l'argument d'Edmond Wells :
   - Pourtant, notre présence ici est la preuve même qu'il est possible de sortir du cycle des réincarnations.
Si nous avons réussi, d'autres en sont forcément capables.
   - Peut-être qu'il en est pour les humains comme pour les spermatozoïdes qui les précèdent, émet Raoul. Seul un sûr trente millions parvient à franchir la porte de l'ovule. Or moi, je n'ai pas la patience de tester trente millions d'âmes dans l'attente d'être autorisé à enfin franchir la porte d'Émeraude.
   Mon ami est visiblement ravi de n'être pas seul à vouloir renoncer. Freddy Meyer est de son côté. Lui non plus ne supporte plus de s'occuper de ses âmes qu'il laisse à l'abandon, ni se soucier de sa propre élévation. Il n'a plus

d'ambition. Il entend passer le reste de son existence à rire et à oublier le monde des mortels. Il a perdu tout espoir en l'humanité. Il ne croit plus qu'à l'humour.
   Que s'est-il passé pour que le joyeux rabbin alsacien se transforme en un être de lumière aussi désabusé ?
   - L'holocauste, souffle-t-il. Le génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il baisse la tête, comme vaincu.
   - D'ici, on voit mieux. On comprend tout. On a accès à toutes les informations. Je sais maintenant tout de ce qui s'est réellement passé, et c'est pire que tout ce que j'avais pu lire sur la Terre. C'est au-delà de l'horreur.
- Je...
   - Non, tu ne sais pas. Les files d'attente devant les chambres à gaz, les enfants arrachés aux bras de leurs mères pour être lancés, tête brisée, sur les murs des fours crématoires, les expériences médicales à vif sur des êtres humains... Il faut monter ici pour tout voir et tout ressentir. Je ne parviens plus à me détacher de ces visions.
Je tente une explication :
   - C'est peut-être parce que des anges se sont désintéressés de leur travail, comme toi maintenant, que ces atrocités ont pu se produire.
Mais Freddy ne m'écoute plus. Il me saisit par l'épaule et s'esclaffe.
   - Je ne veux plus en apprendre davantage. Je veux seulement rire, rire, rire... me saouler de rires et de blagues jusqu'à la fin des temps. Allez, rions mes amis. Rions et oublions.
   Comme il a changé, mon cher Freddy ! L'humour serait-il addictif ? Il tape dans ses mains.
   - Hé, ça commence à devenir triste par ici. Vite, une bonne blague, il y a urgence. UNE BLAGUE ! réclame l'ancien rabbin thanatonaute.
   Il est difficile d'enchaîner après de telles réminiscences, pourtant Oscar Wilde s'avance afin de dissiper les derniers relents des sinistres évocations de Freddy.
   - C'est l'histoire de Jésus en train de voyager avec sa mère. Il s'arrête dans une bourgade et voit une femme adultère sur le point d'être lapidée. Alors Jésus s'interpose et dit : " Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. " Remous dans la foule puis chacun repose sa pierre. Jésus s'apprête à libérer la jeune femme sous les applaudissements, lorsqu'une énorme brique vole dans les airs et vient écrabouiller la malheureuse.
   Jésus se retourne et dit : " Hé, maman, tu ne crois pas que parfois tu en fais un peu trop ?..."
Les rires sont un peu forcés.

   - Heureusement que Jésus n'est pas dans le coin, remarque Buster Keaton avec son sérieux habituel. Il n'aime pas qu'on plaisante avec sa mère...
Groucho Marx reprend :
   - " C'est l'histoire d'un type qui se lamente tout le temps de ne pas gagner au loto. Son ange gardien lui apparaît et lui dit : Écoute, je veux bien te faire gagner mais... achète au moins un billet ! "
Tous connaissent déjà la blague, mais ils s'esclaffent quand même.
   Raoul et moi ne participons pas à l'hilarité générale qui nous semble un peu surfaite.
   C'est alors qu'apparaît Marilyn Monroe. Elle court se nicher dans les bras de Freddy. Ange, elle possède toujours cette même grâce, cette magie qui ont fait de Norma Jean Baker une légende. Je pense qu'il est injuste que les stars mortes dans la fleur de l'âge soient encore sublimes ici alors que celles décédées après une longue vieillesse, comme Louise Brooks ou Greta Garbo, conservent à perpétuité l'irréparable outrage des ans.
- Je ne vous présente pas cette demoiselle, dit le rabbin, taquin.
   Il lui caresse le bas des reins et si je ne nous savais pas tous ici dépourvus de sexualité, j'imaginerais volontiers une liaison sentimentale entre eux. En fait, ils s'amusent à mimer les anciens gestes d'intimité même si leurs doigts ne rencontrent plus rien de palpable. Je me demande ce que cette belle trouve à ce petit bonhomme rondouillard et chauve et la réponse surgit comme une évidence : l'humour. À Freddy, Marilyn apporte sa grâce. En échange, il lui offre son rire.
- Miss Monroe, raisonnez-le, dit Raoul.
   - Désolée, je suis moi aussi traumatisée par l'horreur de l'holocauste. Vous savez, je m'étais convertie au judaïsme avant d'épouser Arthur Miller.
   J'aimerais l'interroger sur les véritables circonstances de sa mort, mais le moment ne s'y prête guère.
   - Au début, reprend Marilyn, Freddy descendait sur les sites des anciens camps de concentration pour aider les âmes qui y erraient encore à monter au Paradis. Et puis, il a laissé tomber. Il y en a tout simplement trop. Trop d'êtres humains ont vécu des souffrances trop lourdes dans l'indifférence générale du ciel et des nations. Une espèce capable de commettre de tels crimes n'est pas digne d'être sauvée. Pour ma part, je le comprends et moi non plus je ne veux plus rien faire pour les hommes, tranche-t-elle, une rage mal contenue dans la voix.
   - Au lieu de désespérer, ne vaudrait-il pas mieux tenter de comprendre ? suggère Raoul.
- Très bien. Alors je te pose la question. Pourquoi de tels crimes ont-ils été

perpétrés impunément ? Je te le demande, pourquoi? pourquoi ? POURQUOI ??!! crie Freddy.
Un instant déconcerté, Raoul se reprend :
   - Parce que le système de l'au-delà est plus complexe qu'il n'y parait. À nous de découvrir qui décide au-dessus de notre monde des anges. Tant que nous n'aurons pas mis au jour l'horlogerie cosmique en sa totalité, l'holocauste restera un mystère et risquera même de se reproduire. Au lieu de te cantonner dans ta douleur, tu ferais mieux de nous aider à percer les secrets du monde des 7 afin d'empêcher de nouvelles hécatombes.
Mais le rabbin Meyer s'entête :
   - L'humanité est incapable d'évoluer. Tout tend vers un processus d'autodestruction. Les hommes ne s'aiment pas entre eux. Ils ne se souhaitent pas du bien. Partout resurgissent les fanatismes, les nationalismes, les intégrismes, les extrémismes... rien n'a changé. Rien ne changera vraiment. L'intolérance est plus que jamais à l'ordre du jour.
À mon tour de plaider en faveur des mortels :
   - L'humanité tâtonne. Trois pas en avant, deux pas en arrière, mais au final elle avance. On est à 333 et on va passer à 334 il me semble. Ce sont des mesures irréfutables. Si même nous, les anges, nous renonçons, qui donc pourra sauver les hommes ?
Freddy nous tourne subitement le dos, comme lassé de nos suppliques.
   - Laissons les mortels livrés à eux-mêmes. Lorsqu'ils seront parvenus tout au fond, peut-être retrouveront-ils un instinct de survie pour rebondir.
Rejoignant ses amis, derechef il s'écrie :
- Allons les gars, rions, et laissons l'humanité à son destin !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire