mercredi 19 septembre 2018

45. LES BONS ET LES MÉCHANTS

La sphère des humains... je comprends que c'est ici que retournent nos œufs chaque fois qu'ils repartent vers le nord-est. Je comprends qu'à être ainsi agglutinées, les âmes déteignent les unes sur les autres et s'harmonisent entre elles. D'où la fameuse phrase dont Edmond Wells me rebat les oreilles : " Il suffit qu'une âme s'élève pour que s'élève l'ensemble de l'humanité. " Serait-ce là la fameuse " noosphère " de Teilhard de Chardin, là où se mêlent toutes les consciences des hommes ?
   - Mais si nous, les anges, nous ne faisions rien, est-ce qu'ils évolueraient tout seuls ? demande inopinément Raoul.
   - Nous sommes les bergers qui regroupons le troupeau dans la bonne direction. Mais c'est sûr, grâce à l'action passée des anges, ils sont déjà dans la bonne direction.
- Alors, dans ce cas, on pourrait peut-être les laisser... Edmond ne se donne même pas la peine de relever la remarque. Raoul insiste :
   - Et pour nous, quel est le prochain degré d'évolution ? Le monde des Dieux ?
Edmond Wells hausse les sourcils.
   - Vous me faites rire, vous, les jeunes anges. Vous voulez tout savoir tout de suite. Vous ne parvenez pas à vous dépêtrer de vos vieilles habitudes d'humains. Mais regardez attentivement vos œufs et vous vous rendrez compte de tous ces résidus d'habitudes de mortels qui vous encombrent encore et vous alourdissent. Au lieu de rabâcher des questions d'humains, conduisez-vous en anges !
   Là-dessus, au comble de l'exaspération, notre mentor nous tourne le dos et s'en va à grands pas. Il court vers Mère Teresa pour la chapitrer. Du peu que j'entends d'ici, Mère Teresa compte parmi ses clients un chef d'État auquel elle ne cesse de suggérer d'augmenter les taxes sur les grandes fortunes. Edmond Wells lui martèle que ce n'est pas en brimant les riches qu'on rend les pauvres plus heureux. Je m'approche pour mieux entendre.
   - Chère Mère Teresa, par moments, vos raisonnements sont par trop simplistes. Comme le disait un de mes amis, " il ne suffit pas de réussir, il faut également jouir du plaisir de voir les autres échouer ". Lui plaisantait, mais vous, vous partagez vraiment cette opinion. Vous êtes persuadée que la misère d'un humain lui sera plus supportable si l'humanité tout entière connaît le même sort. Le but est, au contraire, que tous les humains soient riches !
Mère Teresa affiche une expression d'élève butée convaincue, quoi qu'il en

soit, d'avoir raison.
   Pour ma part, je pense que Mère Teresa, ayant toujours vécu parmi les indigents, est tentée de reproduire son ancien environnement afin d'y retrouver ses repères. Les pauvres, elle les a toujours connus. Les riches, c'est beaucoup plus compliqué. La sainte femme s'est trouvée contrainte de s'intéresser aux cours de la Bourse, aux aléas de la mode, aux dîners en ville, aux restaurants en vogue, aux dépressions nerveuses, à l'alcoolisme mondain, à l'adultère, à la thalassothérapie, bref, à tous les tracas des riches.
   Mère Teresa écoute les remontrances d'Edmond Wells, réfléchit de mauvais gré et annonce :
   - Je devrais peut-être inciter mon président à lancer une Campagne de régulation des naissances dans les quartiers défavorisés. Ne faites que les enfants dont vous êtes capables de vous occuper sinon ils sombreront dans la drogue et la délinquance. C'est ça que vous voulez ?
- Essayez toujours, soupire Edmond Wells. C'est déjà mieux.
   Je trouve que notre instructeur est quand même un pédagogue très patient. À sa manière, il respecte le... libre arbitre des anges.
Raoul étend ses bras vers l'horizon et s'envole. Je le suis.
   - Edmond Wells sait ce que sont les 7. Il sait forcément ce qu'il y a au- dessus de nous.
- Il ne nous dira rien, tu as déjà vu ses réactions, dis-je.
- Lui restera toujours bouche cousue. Mais il y a son livre...
- Quel livre ?
   - Son Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Celle-là même qu'il a commencée dans sa vie de mortel et poursuit dans sa vie céleste. Tu sais bien, il nous en cite toujours des extraits. Il y accumule tout son savoir, il y évoque tout ce qu'il a découvert et tout ce qui l'intéresse dans l'univers. Les trois premiers tomes, il les a rédigés sur Terre où les mortels peuvent les consulter. Mais le quatrième, il est en train de l'écrire ici.
- Ou veux-tu en venir ?
Mon ami fait un looping puis revient planer à mes côtés.
   - Edmond Wells tient tellement à répandre sa science qu'il a forcément cherché un moyen de matérialiser son quatrième tome à l'instar des trois précédents.
   - Edmond Wells ne dispose plus de crayon, de stylo, de machine à écrire ni d'ordinateur. Il peut accumuler toutes les informations qu'il voudra, elles resteront à jamais dans l'éther. Ce ne sont pas là arguments à arrêter Raoul.
   - Tu ne le crois quand même pas assez fou pour inscrire les grands secrets du Paradis dans quelque manuscrit matériel dissimulé quelque part sur la Terre ?

Raoul reste imperturbable.
   - Tu te souviens de ce passage de l'Encyclopédie intitulé " La fin des ésotérismes " ? Il y était nettement dit : " Désormais tous les secrets peuvent être exposés au grand public. Car il nous faut nous rendre à l'évidence : ne comprennent que ceux qui ont envie de comprendre. "
Nous tournoyons au-dessus du Paradis.
   - Tous les secrets SAUF celui des 7 ! On ne peut quand même pas imaginer qu'Edmond Wells ait confié à un humain médium, sur Terre, les arcanes du Paradis pour que celui-ci les retranscrive dans un livre...
Mon ami affiche un air ravi, comme s'il attendait que je prononce ces mots.
- Qui sait ?

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