Je contemple
cette humanité
en pleine
effervescence. Si
j’ai bien
compris, en
choisissant parmi
ces couples,
je vais
décider des
25 %
d’hérédité des
êtres dont
j’aurai la charge.
Je plane au-dessus du lac des Conceptions. Je passe en revue les
écrans. Il y a là des couples représentant tous les continents,
tous les pays, tous les peuples.
Certains s’étreignent sur des lits, d’autres gesticulent sur des
tables de cuisine, dans des cabines d’ascenseur, sur des plages,
derrière des fourrés…
Images étranges que celles de ces gens saisis dans cet instant censé
être parmi les plus secrets et les plus intimes.
Comment choisir ? Habitué à laisser parler mon intuition, je
m’arrête finalement sur un duo dont les mouvements ont quelque
chose d’harmonieux. L’homme est brun, le visage pâle et grave.
La femme est brune aussi, cheveux longs, l’air gentil. Je les
désigne du doigt.
-
Ceux-là,
dis-je.
Edmond Wells m’informe
qu’il s’agit d’une famille française de Perpignan. Les Nemrod.
Des libraires moyennement riches. Famille nombreuse. Quatre filles.
Plus un
chat. Mon
instructeur frappe
légèrement l’écran
pour signaler
que cette conception est
réservée.
-
Ainsi plus aucun autre
ange ne pourra te
l’enlever.
Il examine ensuite l’ADN des concepteurs et me transmet le
résultat.
-
Mmm…
-
Quoi
?
-
Rien de grave.
Maladies respiratoires côté géniteur.
Il va
toussoter.
-
Et côté génitrice
?
Mon mentor se livre au même travail.
-
Cheveux
roux.
Il projette dans mon esprit la vision accélérée de la rencontre du
spermatozoïde et de l’ovocyte. Je vois ainsi vingt-trois
chromosomes masculins
s’allier à vingt-trois chromosomes
féminins.
-
Et ce sera une fille
ou un garçon
?
Il scrute la fusion des deux gamètes et annonce :
-
XY,
ce sera un
garçon. Passons au
suivant.
Je cherche longuement et finit par élire un couple à la peau de
miel. Ils sont tous deux si beaux dans leur nudité que de leur
accouplement ne pourra naître
qu’un superbe bébé.
-
Des Noirs américains
de Los Angeles, m’indique Edmond
Wells.
Mère mannequin, père acteur. La famille Sheridan. Aisée. Grande
bourgeoisie. Ce sera leur premier enfant, très désiré car pour
parvenir à concevoir la mère a subi un traitement dans un service
spécialisé après avoir longtemps redouté de demeurer stérile.
ADN des concepteurs plus que satisfaisant. Pas de handicap physique.
-
XX, ce sera une
fille.
Je songe que ce classement en XX, XY est somme toute celui décrit
par la Bible. Cette
fameuse «
côte »
prélevée sur
Adam, c’est
peut-être tout
simplement la barre inférieure du X qui se transforme en
Y.
Je laisse encore parler mon intuition pour sélectionner le dernier
couple.
-
Des Russes de
Saint-Pétersbourg, m’annonce Edmond Wells.
Les Tchekov.
Famille
pauvre.
Père
et
mère
chômeurs.
Ce
sera
leur
premier
enfant.
Le couple se connaît depuis peu de temps et vit séparément.
Vraisemblablement une future famille monoparentale. Excellents ADN
des concepteurs. XY, ce sera un garçon très robuste.
Edmond Wells procède à différentes vérifications en se branchant
sur des longueurs d’onde que, de nous deux, il est seul à
connaître. Il relève la tête et annonce :
-
Deux
garçons,
une
fille,
bel
assortiment.
Mauvaise
santé
pour
le
Français,
correcte pour l’Américaine, très bonne pour le Russe. Nous
pourrons ainsi vérifier l’impact de la condition physique sur la
personnalité.
Il se frotte les mains.
-
Parfait, parfait en
vérité ! s’exclame-t-il tout en rédigeant mentalement trois
fiches qu’il inscrit aussitôt dans mon
esprit.
Il se concentre encore et ajoute :
-
À ce que je peux déjà
percevoir, le Français se nommera… Jacques, l’Américaine…
Venus,
et
le
Russe…
Igor.
Ah,
voilà
trois
bons
«
clients
».
-
« Clients »
?
-
C’est le terme
technique en vigueur ici pour qualifier les âmes dont on a la
charge. Parce qu’on est un peu comme des avocats devant défendre
leurs clients.
-
Et
pour
ces
«
clients
»,
quelle
est
ma
tâche
à
accomplir
à
présent
?
-
Attendre
sept
mois
pour
voir
quel
karma
il
leur
sera
donné
de
recevoir.
-
Sept mois, c’est
long
!
-
En
bas,
pas
ici.
Car
ici
le
temps
est
relatif
et
non
plus
absolu.
Il
sourit.
-
Pour tous d’ailleurs
le temps « est » relatif puisque chacun le perçoit différemment.
De mémoire, il récite :
Et, facétieux, mon mentor ajoute :
-
Pour connaître la
valeur d’une destinée humaine, interroge ton ange instructeur.
Nous ne nous attachons pas aux menues circonstances, à tous ces
instants anodins de la vie de nos clients. Nous nous précipitons
directement sur les moments importants et les choix
déterminants.
Edmond Wells s’éloigne. Il a d’autres anges débutants à
instruire.
Je reste là, fasciné, à contempler dans les reflets du lac des
Conceptions les milliers de couples occupés à faire l’amour, la
prochaine humanité en passe d’être conçue. J’ai envie de les
encourager car plus ils prendront de plaisir dans ces conceptions,
plus je devine qu’elles seront réussies.
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