vendredi 21 septembre 2018

Musiques écoutés durant l'écriture du roman




- La Musique du Livre du Voyage,Loïc Etienne.
 - Incantations, Mike Oldfield.

White Winds, Andreas Wollenweider


Une nuit sur le mont Chauve, Moussorgski.

Real to reel, Marilion.

- Moment of Love Art of Noise.

- Musique du film Braveheart

- Musique du film Waterworld

- Jonathan Livingstone, Le goéland.




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                                                                L'empire des anges au format E-pub

mercredi 19 septembre 2018

Résumé

Michael Pinson, meurt écrasé par un boeing 747, suite à son aventure thanatonautique qui n'a pas plus aux anges supérieurs, il termine devant le procès, durant la pesé des âmes, Emile Zola intervient pour le sauver du cycle des réincarnation en lui obtenant les 600 points nécessaires à son élévation en tant qu'ange gardien.
Là, il est accueilli par son ange instructeur Edmond Wells, de la trilogie des fourmis, qui lui apprends qu'il devra s'occuper d'âme et devra procéder à l'élévation d'au moins une d'entre elle s'il veut accéder au niveau supérieur, on lui remet 3 âmes de terriens, Igor, Venus et Jacques. Cependant, il rencontre son ami Raoul Razorbak qui le dissuade de s'occuper des âmes trop soumit selon lui à leur libre arbitre.
Igor subi les affres de la maternité tandis que Jacques est timide, et Venus superficiel, chacun évolue de son côté en parallèle, chacun bénéficiant de leur libre arbitre et influencés par les signes de leur anges gardien que sont les chats, les signes, l'intuition, les médiums, et les rêves. Ils font des souhaits que leur protecteur doit accomplir. Cependant, Michael Pinson, distrait par ses amis laisse choir ces souhait aux âmes errantes profitant de l'occasion pour influencer les âmes perdu. Igor devient militaire, tandis que Venus devient top model, puis actrice Jacques tente tant bien que mal à s'initié à l'écriture... Tandis que Michael Pinson explore l'univers accompagné de ses amis, après avoir découvert le monde rouge et de Zoz, Igor se suicide las de ne pouvoir rester à l'hôpital , et les retrouvaille se font sous forme de guerre des âmes à la rentrer sur terre. Après l'avoir gagné, le protégé de Raoul rencontre le protégé de Pinson Jacques rencontre Kim, et file le grand amour, c'est à cette occasion que Venus meurt de leur rencontre par accident de voiture, ce n'est que bien plus tard que Jacques meurt. Igor et Venus évolue peu en terme de conscience, mais c'est de justesse, tout comme avec Emile Zola, que Pinson rattrape Jacques et le fait évoluer au stade des 600 points nécessaires à son évolution.
Edmond Wells rend donc son âme à son protégé et lui ouvre la porte vers le royaume supérieur, que l'on découvrira dans la trilogie des dieux.

208. AUTRE PERSPECTIVE





  Les trois hamsters cessèrent leurs activités et, surmontant leur terreur naturelle, fixèrent à travers les barreaux les grandes formes mouvantes qui, là- haut, s'agitaient et émettaient des sons graves.

207. ENCYCLOPÉDIE

CROIRE : " Croire ou ne pas croire, cela n'a aucune importance. Ce qui est intéressant, c'est de se poser de plus en plus de questions. "

Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.

206. PERSPECTIVE

Une étoile filante passe.
Sur son balcon la vieille dame la suit des yeux et prononce un vœu. Sa petite-fille la rejoint en brandissant une grande cage.
   - Qu'y a-t-il, Mylène ?
   - Je voulais te montrer le nouveau jouet que j'ai reçu pour Noël, mamie.
   La vieille dame se penche et examine l'intérieur de la cage. Elle aperçoit trois hamsters effrayés qui se cachent de leur mieux. Ils essayent de sculpter du papier journal avec leurs pattes et leurs incisives pour le transformer en cavernes protectrices.
   - Il paraît qu'ils ont été sauvés exprès pour moi. Sinon ils étaient livrés à des laboratoires pour servir à des expériences de vivisection.
Un œil immense s'approche des prisonniers.
   - Tu les as appelés comment ?
   - Il y a deux mâles et une femelle. Je les ai baptisés Amédée, Denis et Noémie. Ils sont mignons hein ?
L'œil géant se retire.
   - Tu sais, élever des hamsters, c'est une responsabilité. Il faut s'occuper d'eux, les nourrir, les empêcher de se battre, nettoyer leurs déjections, sinon, ils dépérissent.
   - Ils mangent quoi ?
   - Des graines de tournesol.
   La petite fille pose la cage par terre, revient avec une boîte de graines grises qu'elle vide dans le distributeur, remplit l'abreuvoir d'eau. Au bout d'un moment, rassuré, un hamster s'introduit dans la grande roue et la fait tourner de plus en plus vite.
   - Pourquoi Amédée s'agite-t-il ainsi ? s'étonne Mylène.
   - Tu sais, ils ne savent pas trop quoi faire d'autre de leur journée, soupire la vieille dame.
La petite fille esquisse une moue.
   - Dis, mamie, tu crois qu'on peut les faire sortir de leur cage pour qu'ils se dégourdissent un peu les pattes dans l'appartement ?
La vieille dame caresse les cheveux de la petite fille.
   - Non. Ils seraient perdus. Ils ont toujours vécu en cage. Ils ne sauraient où aller.
   - Alors, que peut-on faire pour les rendre plus heureux ?
   - C'est une bonne question...
   Le regard de Nathalie Kim quitta sa petite fille pour se diriger vers le firmament. Quand elle fixait le ciel, elle se sentait toujours apaisée.
" Jacques est peut-être là-haut ", se dit-elle.
   Un minuscule point blanc, près de la Lune, se déplaça à toute vitesse. Ce n'était pas une étoile filante. Pas de vœu. Ce n'était pas non plus un satellite. Elle savait ce que c'était. Un gros avion de transport. Sans doute un Boeing 747.
La petite fille se serra contre sa grand-mère.
   - Dis, mamie, tu crois qu'un jour mes hamsters mourront ?
   - Tsss... Il ne faut pas y penser, Mylène.
   - Mais quand même, il faudra bien qu'on fasse quelque chose à ce moment- là, non ? On va quand même pas les jeter... à la poubelle ! Moi, je crois qu'il y a un Paradis pour les hamsters...
   Nathalie Kim rectifia la longue mèche blanche qui lui tombait sur les yeux. Puis, avec tendresse, elle releva le menton de sa petite-fille. Elle lui désigna la voûte céleste dans son immensité panoramique.
   - Chut, regarde les étoiles et apprécie, toi, d'être vivante.

205. VERS LE MONDE DU DESSUS

Mon âme scintille en moi comme un petit soleil. Est-il possible que je sois rendu à moi-même ? Est-il possible que je n'aie plus de marionnettiste ? Au début, je ressens cette entrée dans le total libre arbitre comme quelque chose d'affolant. Je comprends que cette liberté que j'ai toujours réclamée, je n'ai jamais été éduqué pour l'assumer et que cela m'arrangeait bien de penser que quelque part en haut d'autres êtres mystérieux plus intelligents que moi s'occupaient de me protéger et de me guider. Mais ce geste terrible d'Edmond Wells me force à m'assumer seul. J'aurais su que c'était cela la récompense des
" 6 " j'aurais peut-être ralenti mon ardeur. Comme cette liberté est effrayante ! Comme il est difficile d'accepter qu'on puisse devenir le seul et unique maître de soi-même !
   Mais je n'ai pas le temps de réfléchir davantage, mon mentor m'entraîne vers le fond du couloir.
   Celui-ci s'achève comme un vase de Klein, en une boucle qui se retourne pour s'enfoncer au flanc d'une bouteille, de sorte qu'en sortant du goulot on revient à l'intérieur. Et je me retrouve au beau milieu du... lac des Conceptions.
   - Je ne comprends pas, dis-je.
   - Souviens-toi de l'énigme que tu soulevais dans Les Thanatonautes : comment dessiner d'un seul trait un cercle sans lever le stylo ? Une simple énigme enfantine a priori. Tu fournissais la solution : plier la pointe de la feuille, l'envers servant de passerelle entre le point et le cercle. Dès lors, il suffit de tracer une spirale. En fait, avec ta petite énigme, tu résolvais la plus grande énigme entre toutes. Pour évoluer, il faut changer de plan.
   Tout devient clair. Le 6 de la spirale. Six-Spirituel. Spiritualité. La spiritualité, c'est d'aller de la périphérie vers le centre grâce à une spirale. Je suis allé vers mon centre. Je vais maintenant vers celui du pays des anges.
   - Suis-moi ! intime Edmond Wells.
   Nous nous retrouvons donc sous l'eau du lac des Conceptions. Je distingue, au-dessus de la surface, des anges instructeurs qui amènent là leurs nouveaux anges élèves pour qu'ils y choisissent leurs âmes. Je reconnais même Jacques Nemrod. Il a donc choisi de devenir un ange...
   - Eux ne nous voient pas ? demandé-je.
   - Non. Pour voir, il faut être capable de concevoir. Qui penserait à rechercher ce qu'il y a dans les profondeurs du lac des Conceptions ?
Je prends conscience du temps perdu.
   - Alors, j'aurais pu venir directement ici ?

   - Bien sûr. Dès le premier jour, Raoul et toi vous auriez pu tout découvrir en explorant " au milieu et au-dessous " au lieu de " loin et au-dessus ".
   Nous évoluons dans une eau à peine plus visqueuse que l'air. Edmond Wells me guide vers le centre du lac. Tout au fond brille une petite étoile rose.
   - En se concentrant, on touche le centre. Et en touchant le centre, on le traverse pour déboucher sur la dimension supérieure. Chaque fois que l'on passe d'une périphérie à un centre, on change de dimension et donc de perception du temps et de l'espace. Toi qui as exploré tout ce qui était explorable dans cet univers, viens avec moi, je vais t'en montrer un autre.
   - Nous... nous allons vers le monde des dieux ?
   Il fait semblant de ne pas avoir entendu ma question. Nous nous rapprochons de la lueur rose. Et, à ma grande surprise, je découvre qu'à l'intérieur il y a...

   " La science explique très bien pourquoi les gens ont des visions au moment de mourir. Rien de très mystérieux là-dedans. Seulement une décharge d'endorphines venue abréger les ultimes douleurs de l'agonie.
   Cette décharge a pour effet d'agir sur l'hypothalamus en provoquant des successions d'images psychédéliques.
Un peu comme un gaz anesthésiant avant une intervention chirurgicale. "
Source : individu interrogé dans la rue au hasard d'un micro-trottoir.

204. ENCYCLOPÉDIE

LE CHAT DE SCHRÖDINGER : Certains événements ne se produisent que parce qu'ils sont observés.
    Sans personne pour les voir, ils n'existeraient pas. Tel est le sens de l'expérience dite du " chat de Schrödinger ".




    Un chat est enfermé dans une boîte hermétique et opaque. Un appareil délivre de manière aléatoire une décharge électrique assez puissante pour le tuer. Mettons-le en marche, puis arrêtons-le. L'appareil a-t-il délivré sa décharge mortelle ? Le chat est-il encore en vie ?
    Pour un physicien classique, le seul moyen de le savoir est d'ouvrir la boîte et de regarder. Pour un physicien quantique, il est acceptable de considérer que le chat est à 50 % mort et à 50 % vivant. Tant que la boîte n'a pas été ouverte, elle contient donc une moitié de chat vivant.
    Mais par-delà ce débat sur la physique quantique, il est une créature qui sait si le chat est mort ou si le chat est vivant sans avoir à ouvrir la boîte : c'est le chat lui-même.

Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.

203. DERNIÈRES RÉVÉLATIONS

Edmond Wells me met une main sur l'épaule.
   - Pourquoi n'acceptes-tu pas d'être surpris ? Pourquoi veux-tu tout connaître par avance ? N'apprécies-tu donc pas de cheminer sans savoir ce qu'il y aura derrière le virage ? N'apprécies-tu donc pas d'être étonné par ce que tu ignores ? Je vais te dire... bientôt tu vas devenir autre chose... de mieux. C'est tout ce que tu dois savoir pour l'instant.
J'essaie de biaiser.
   - Bon, alors juste une dernière question. Vous ne me répondez que si vous le souhaitez : croyez-vous en Dieu ?
Il éclate de rire.
   - J'y crois comme on croit aux chiffres. Est-ce que le chiffre 1 existe ? Est- ce que tu pourras un jour rencontrer l'incarnation du chiffre 1, ou du chiffre 2, ou 3 ?
   - Non. Ce sont juste des concepts.
   - Eh bien même si le chiffre 1, les chiffres 2 ou 3 ne sont, comme tu dis, que des " concepts ", ils permettent d'apporter des solutions à beaucoup de problèmes. Qu'importe dans ce cas si on y croit du moment que ça aide...
   - Ce n'est pas une réponse.
   - C'est pourtant la mienne. Là-dessus, il me pousse en avant.
   - Où me conduisez-vous ?
   - Sachant que la curiosité est le trait premier de ton caractère, je vais t'apporter un début de réponse à la plus grande question que tu te poses.
   Il me mène dans une pièce circulaire avec en son centre une grande sphère lumineuse où s'entassent des sphères plus petites.
   - Voici la sphère du destin des anges, annonce-t-il.
Il retourne sa paume et une bulle sort de la sphère pour atterrir sur sa main.
   - Voici... ton âme, précise-t-il. Regarde qui tu es vraiment, commande mon instructeur.
   Je m'approche. Pour la première fois, je vois distinctement mon âme, boule transparente avec à l'intérieur un noyau brillant. Mon mentor m'enseigne à lire mon âme et à apprendre son histoire depuis la nuit des temps.
   Avant d'être réincarné en Michael Pinson, discret pionnier de la thanatonautique, j'ai été médecin à Saint-Pétersbourg de 1850 à 1890. Je me suis beaucoup soucié d'améliorer l'hygiène durant les opérations chirurgicales. J'ai été l'un des premiers praticiens à suggérer de se laver les mains avec des savons désinfectants et de porter des masques pour protéger les patients des postillons.

À l'époque, c'était assez nouveau. J'ai enseigné cette hygiène dans les universités et puis je suis mort de tuberculose.
   Avant d'être docteur en médecine, j'ai été ballerine à Vienne. Une danseuse très belle, séduisante, aguichante, passionnée par les relations entre hommes et femmes. Je manipulais volontiers mes soupirants.
   J'ai fait marcher beaucoup d'hommes. Les autres filles de mon corps de ballet me prenaient pour confidente. Je voulais comprendre les leviers de l'amour et percer les mystères de l'inconscient. Je me croyais reine des cœurs et pourtant, finalement, je me suis suicidée par amour pour un bel indifférent.
   Au douzième siècle, j'ai été samouraï au Japon. Je me suis exercé aux arts martiaux jusqu'à trouver des gestes parfaits. Je ne réfléchissais pas et ne faisais qu'obéir aveuglément à mon shogun. Je suis mort en duel à la guerre.
   Au huitième siècle, j'ai été un druide avide de percer les secrets des plantes. J'ai enseigné à plusieurs disciples comment soigner les maladies avec des herbes et des fleurs. J'ai assisté à une attaque de Barbares de l'Est. J'ai été tellement choqué par la violence des hommes que j'ai préféré me suicider plutôt que de continuer à vivre parmi eux.
   Dans l'Égypte antique, j'ai été odalisque dans le harem d'un pharaon. J'errais, sereine, gâtée et désœuvrée, dans les jardins du palais en m'efforçant de soutirer à mon eunuque favori sa science de l'astronomie. Avant de mourir de vieillesse, j'ai transmis mon savoir à une favorite de mes amies.
   Autant de vies, autant de volonté d'accroître les connaissances humaines, autant d'échecs.
Edmond Wells me réconforte :
   - À travers le temps et l'espace, tu as toujours cherché le moyen de diffuser le savoir. Tu viens enfin de l'entrevoir après tant de vies, tant d'expériences, tant de douleurs et tant d'espoirs.
Il me révèle que la galaxie de la Voie lactée compte douze planètes habitées.
Mais pas forcément par des êtres de chair, de type humanoïde.
   - La Terre du système solaire est un lieu de villégiature très couru par les âmes car, elles y connaissent l'expérience la plus forte : celle de la matière.
   - La matière ?
   - Bien sûr. Même si tu as vu Rouge, il n'y a pas que des planètes où les âmes sont incarnées. L'expérience de la matière n'est pas si répandue que ça ! C'est pour cela que tu as dû parcourir tant et tant d'années-lumière pour trouver de la vie. Les âmes, même très évoluées, sont très impressionnées lorsqu'elles goûtent pour la première fois le bonheur d'être dans de la chair et de sentir le monde. Le plaisir des cinq sens est l'une des expériences les plus fortes de l'univers. Ah ! sentir un baiser ! J'ai même la nostalgie de respirer l'air marin ou de sentir le parfum délicat d'une rose. Enfin... Il arbore un air un peu triste puis se reprend.
   - Mais l'ensemble de l'humanité terrestre est en retard et doit s'élever. On envoie, en conséquence, des âmes des onze autres planètes notées à plus de 500 pour gonfler la population terrienne qui traîne à 333. C'est par exemple le cas de Nathalie Kim, une âme d'excellence venue de loin.
   Edmond Wells pose mon âme sur la pointe de son index et joue avec comme s'il s'agissait d'une balle de jongleur. Puis, tout d'un coup, il a un geste terrible. Il enfonce cette sphère de lumière dans mon poitrail !

202. ENCYCLOPÉDIE

RÉALITÉ :



 " La réalité, c'est ce qui continue d'exister lorsqu'on cesse d'y croire ", énonçait l'écrivain Philip K Dick. Il doit donc exister quelque part une réalité objective qui échappe aux savoirs et aux croyances des hommes. C'est cette réalité-là que je veux comprendre et approcher.

Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.

201. ADIEUX À MES AMIS

Je me dirige vers la porte d'Émeraude, aussi guilleret qu'Émile Zola jadis.
Enfin je vais savoir. Qu'y a-t-il au-dessus ?
   En chemin, je suis arrêté par Edmond Wells qui m'assène de grandes tapes dans le dos.
   - Je suis fier de toi. J'ai toujours pensé que tu réussirais.
   - Je ne sais comment vous remercier.
   - Tu n'as de merci à dire qu'à toi-même. Tu l'ignorais, mais c'est toi qui m'as choisi comme instructeur, tout comme les enfants choisissent leurs parents.
   - Et vous, Edmond Wells, qu'allez-vous faire à présent ?
   Il me confie que ce qui préoccupe essentiellement les anges pour l'heure c'est la mise au point d'un nouveau levier, le sixième : le " minéral-assisté ".
   - Tout a commencé avec le minéral et c'est peut-être avec le minéral que tout va continuer. L'alliance homme-minéral, matérialisé par l'informatique, est un nouveau terrain de conscience, m'explique-t-il.
   - Minéral ? Vous voulez parler du silicium contenu dans les puces des ordinateurs ?
   - Bien sûr, des cristaux aussi. Les cristaux de quartz qui servent à cadencer les flux d'électrons sont à la pierre ce que l'homme sage est à l'homme brut. L'union de la roche-cristal et de l'homme-conscient produit l'ordinateur-vivant. C'est une voie d'évolution.
   - Mais les ordinateurs sont des objets inertes ! Il suffit de les débrancher pour que tout s'arrête.
   - Détrompe-toi, Michael. Grâce à Internet, il existe maintenant des programmes qui comme des virus prolifèrent sur le réseau et peuvent se nicher dans n'importe quel circuit de machine à laver ou de distributeur de billets de banque. De là, ils se reproduisent comme des animaux, mutent, évoluent sans que l'homme intervienne. Le seul moyen de les arrêter serait d'éteindre simultanément toutes les machines du monde, ce qui est désormais impossible. Après la " biosphère ", " l'idéosphère ", voici qu'apparaît la " computo- sphère ".
   Je ne savais pas qu'au Paradis aussi on pouvait se passionner pour l'informatique.
   - Pour l'instant, d'ici, nous n'avons pas grande influence sur les ordinateurs, nous parvenons seulement à créer des " pannes inexpliquées ". Les ordinateurs sont cependant en train de se sophistiquer. Tout comme le docteur Frankenstein avec son monstre, l'homme fait de l'ordinateur sa créature de relais. Il introduit ce qu'il a de meilleur en lui dans ces minuscules fragments de quartz, de silice et de cuivre, si bien que la conscience est en passe d'apparaître dans ces machines. Même ton Jacques Nemrod en a parlé, souviens-toi :
" Pie 3,14 ", le pape informatique, c'était déjà l'idée. Cela me donne à réfléchir. Je crois comprendre.
   - L'homme normal, 4, pourra devenir un homme sage, 5, grâce à l'aide du minéral. On pourrait dire que 4 + 1 = 5.
   - Parfaitement. Après le minéral, le végétal, l'animal, l'humain, nous évoluons vers " l'homme allié au minéral ". Nous aurons peut-être ensuite
" l'homme allié au végétal ", puis " l'homme allié à l'animal " et, pourquoi pas, des tryptiques " minéral-végétal-homme " ou des quatrites " minéral-végétal- animal-homme ". Tout ne fait que débuter. Le minéral conscient dans les ordinateurs constitue le prochain levier mais, bientôt, la conscience s'exprimera dans ces nouvelles formes de vie en " alliages ". Tiens, il faut que j'en parle dans mon Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Tu connais mon grand ouvrage, n'est-ce pas ?
   J'acquiesce. Je suis content qu'il ne m'ait pas tenu rigueur d'avoir perturbé son scribe, Papadopoulos. Il a dû probablement lui trouver un remplaçant.
   - Dans les projets en chantier, nous avons aussi l'intention d'utiliser un autre animal en plus du chat, comme médium auprès des humains. Nous hésitons entre les dauphins et les araignées. Personnellement je suis pour les araignées, c'est plus original, mais je crois que ce sera quand même les dauphins. Ils ont une très bonne image auprès du grand public et ils émettent des sons d'une grande subtilité.
Je le fixe intensément.
   - Tu peux me le dire, maintenant : c'est quoi un 7 ? Un dieu ? Es-tu toi- même un 7 ?
Edmond Wells me considère avec un sourire amical.
   - Je suis de niveau d'élévation de conscience 7, mais j'ai choisi d'être instructeur dans la dimension au-dessous. Tu te souviens que lors de ton jugement de mortel, on t'a proposé le choix entre retourner sur Terre pour y être un " GI ", un Grand Initié aidant directement les humains en vivant parmi eux, ou bien de devenir un ange les secourant depuis une dimension supérieure. Il en est allé de même pour moi. En tant que 7, on m'a offert de revenir parmi les anges pour y être une sorte d'Ange Grand Initié, en fait un archange.
   - Les archanges sont des Anges Grands Initiés ?
   - Oui. Nous sommes des 7 volontairement restés à l'étage au-dessous pour aider les autres anges à monter. Moi, Edmond Wells, je suis un archange au même titre que Raphaël, Gabriel ou Michel. Donc, j'avais le choix entre devenirun archange ou bien passer au-dessus pour vous contrôler de haut. J'ai opté pour la première solution. Et toi, que choisis-tu ?
Avec détermination, je réponds :
   - Je veux savoir ce qu'il y a au-dessus !
   Nous traversons le Paradis pour nous rendre à la porte d'Émeraude. Sur le chemin, Raoul Razorbak, Freddy Meyer et Marilyn Monroe me saluent. Raoul Razorbak est partagé entre l'admiration et la jalousie.
   - Autant pour moi. Il nous est donc possible de sauver nos clients en usant de la manière douce. Tu as gagné ton pari, Michael.
   - Et toi, où en est ta Nathalie Kim ? Ça ne doit pas être trop mal non plus.
   Il retourne sa paume et fait venir la sphère de la compagne de mon ancien client.
   - Elle en est à 590. Je fonde de grands espoirs sur elle. Pour l'instant, elle porte le deuil de ton Jacques. Elle l'aimait vraiment, sais-tu ?
   - Je te souhaite de réussir afin que nous nous retrouvions de nouveau ensemble pour de nouvelles aventures.
   - Maintenant que je sais qu'on peut gagner, je ne vais pas me gêner, tiens ! dit Raoul.
   Et, en esprit, il me chuchote en me montrant la porte d'Émeraude : " Si tu peux, tâche de me faire savoir ce qu'il y a là-bas. "
Freddy Meyer me serre dans ses bras. Il s'occupe à nouveau de ses clients.
   - On te rejoint bientôt, Michael. Nous ferons encore des virées ensemble sur Rouge.
   Marilyn m'adresse un dernier signe d'amitié, mais je sens qu'il ne faut pas prolonger trop longtemps ces adieux.
   - Saluez Zoz de ma part quand vous le reverrez, dis-je.
   Et, Edmond Wells à mes côtés, je passe hardiment le seuil de la porte d'Émeraude.
Et maintenant, qu'est-ce que je vais découvrir ?


200. LE JUGEMENT DE MES CLIENTS


   Igor et Venus se sont attardés longtemps dans le Purgatoire à réfléchir sur leur vie. Certaines âmes sont pressées de comparaître devant le tribunal des archanges, d'autres préfèrent panser d'abord leurs plaies. Igor et Venus entrent dans cette catégorie.
   Ça, c'est l'explication technique. Plus prosaïquement, je dirais que tous deux avaient besoin de discuter avec des morts proches. Igor avait encore à parler avec sa mère, Venus avec son frère. À moins que, conscients de l'existence de Jacques, leur frère karmique, ils l'aient attendu afin d'être jugés tous les trois ensemble.
   Quand Jacques est décédé, Venus et Igor l'ont accueilli comme s'ils étaient tous membres d'une même famille enfin recomposée. Des clients qui s'attendent les uns les autres pour comparaître ensemble, c'est émouvant.
   Étrange, en tout cas, de voir Igor si jeune, Venus un peu plus mûre et Jacques le vieillard se congratuler comme des amis de toujours qui se retrouvent.
   Ils ont tout compris. Avant d'être jugés, je sais qu'ils se sont déjà jugés eux- mêmes. Et je me demande d'ailleurs à quoi servent les archanges. On devrait laisser chacun trouver son propre verdict.
   Avocat de la défense, je me tiens à la place jadis occupée par Émile Zola. Mes trois clients seront appelés l'un après l'autre à la barre dans l'ordre chronologique de leur mort.
   D'abord Igor. L'audience se déroule à toute allure. Dans ses vies antérieures, il a été à 470. Il s'est, certes, délivré de son obsession contre sa génitrice mais cela ne l'a pas fait remonter pour autant. Il a tué une kyrielle de gens, il a violé des femmes en pagaille, enfin il s'est suicidé. Ça fait lourd. Il stagne. Il était   à 470, il reste à 470.
   Pour lui, c'est raté. En plus, les archanges nous révèlent qu'il était doué d'un talent de ténor qu'il n'a jamais songé à exploiter.
- À la réincarnation.
   Pour Venus, j'ai davantage d'arguments à faire valoir. Elle a réussi sa vie de couple. Elle a élevé convenablement sept enfants.
Elle était à 320. Elle passe à... 321. Dur. Seulement un point de progrès ?
Elle n'est même pas au niveau 333 de l'humanité.
   Les archanges me signalent qu'elle avait un talent inné pour le dessin. Cela faisait plusieurs vies qu'elle rêvait de devenir peintre et elle s'était préparée à cette mission depuis longtemps. Or, en guise de peinture, tout ce qu'elle a su faire c'est se maquiller !

   Je monte au créneau. Je plaide que ma cliente a su créer dans ses films une nouvelle image de femme dynamique. Les archanges me rétorquent qu'elle a souhaité pis que pendre à une rivale, qu'elle a fait souffrir des hommes en se jouant de leurs sentiments, qu'elle a consulté un médium branché sur les âmes errantes.
- Mais c'est grâce à cette visite qu'elle a trouvé le bonheur avec Raymond ! L'archange Raphaël me toise, guère convaincu.
   - Et alors ? C'est pire encore. Vous avez vu leur couple ? À quoi bon un bonheur léthargique ? Votre cliente n'a pas évolué, elle s'est figée. Stagner est pire encore que de régresser. 321 / 600. À la réincarnation !
   Je m'approche de Venus. De près, elle est encore plus belle que dans la sphère d'observation. Je me penche pour un baisemain.
   - D'ici, j'ai vu votre vie se dérouler ainsi que tous vos films. C'était vraiment... splendide, lui dis-je respectueusement.
- Merci. Si j'avais su... que les anges peuvent voir les films... Je suis tellement gêné de la voir ainsi échouer.
   - La prochaine fois, ça ira mieux, j'en suis persuadé, chuchoté-je à son oreille.
   C'est le genre de phrase que des millions d'anges avocats ont déjà dû dire à des cohortes d'âmes perdantes mais, sur le coup, je ne trouve pas mieux comme réconfort.
- Jacques Nemrod.
   Son cas est considéré comme sans intérêt. Il a vécu dans l'angoisse. Il était maladroit, lâche, solitaire, indécis. Il s'est pratiquement trompé partout où l'on pouvait se tromper et, sans l'aide de Nathalie Kim, il serait probablement devenu une loque.
Je fourbis mes arguments pour le défendre.
   - Il a su utiliser les rêves, les signes et son chat pour percevoir nos messages.
Les archanges font la moue.
- Oui, et alors ?
- Il a utilisé le seul talent qu'il avait : l'écriture.
   - Tous ses livres ne sont pas bons, dit l'archange Gabriel. Ces délires sur le Paradis, permettez-moi de vous le dire, mon cher Michael, nous ont tout autant agacé que les vôtres.
   - Même s'il n'avait commis qu'un seul livre de passable, il a accompli ce pour quoi il était venu.
   Les trois archanges réclament une suspension de séance pour discuter tranquillement entre eux. Leurs échanges paraissent vifs. L'interruption se prolonge. J'en profite pour m'approcher de Jacques.
- Michael Pinson, votre ange gardien, pour vous servir.
   - Enchanté. Jacques Nemrod. Désolé, j'ai évoqué tout ce folklore dans mes livres, parce que j'étais persuadé que ça n'existait pas. Et eux, ce sont...
- Les archanges, oui. Vous les imaginiez ainsi ?
   - Pas vraiment. Je n'aurais jamais cru que le Paradis était aussi " kitsch ". Dans mon roman, j'avais décrit un lieu beaucoup plus d'avant-garde, façon 2001 : l'Odyssée de l'espace.
   - Évidemment. Remarquez qu'en général personne ne se plaint. Vous ne me croirez pas d'ailleurs si je vous dis...
Je suspends ma phrase. Les archanges reviennent.
   - Jacques était à 350, il passe à 541.
   - 541 ? Mais pourquoi pas 542 ou 550 ?
   - C'est le jugement des archanges.
   Je sens une colère monter en moi. Moi qui n'ai jamais su me mettre en colère dans ma vie de chair, je sens que c'est le moment ou jamais. Et puis, c'est plus facile de se mettre en colère pour les autres que pour soi. Je prends un peu d'élan puis m'élance en demandant à l'esprit d'Émile Zola de continuer à m'éclairer.
   - Et moi, je dis que ce jugement est inique, scandaleux, antisocial. Je dis que c'est une mascarade de justice qui se livre dans le lieu le plus sacré de tous et que...
   J'essaie de me remémorer tous les trucs d'Émile Zola. S'il réussit, c'est qu'on peut réussir. C'est peut-être cela qu'il y a de formidable avec les archanges, c'est qu'ils sont finalement assez " humains ". Je sens bien que je les surprends. Voyant que ça marche, je m'avance. Ils me voient venir, mais ne savent pourtant pas comment me contrer.
   Je me souviens de la phrase de Murray Benett, l'avocat, compagnon temporaire de ma Venus. " Les clients coupables sont beaucoup plus intéressants à défendre que les innocents. "
   C'est quitte ou double. Si je rate ce procès, il me faudra attendre encore combien de clients avant de pouvoir passer la porte d'Émeraude ?
   Si Jacques a pu bondir de 200 points, c'est qu'il est un client sauvable ! Et puis ça embêterait tellement Raoul si je gagnais le pari de sauver un client avec lequel j'ai testé la carotte davantage que le bâton. Il ne faut pas lâcher le morceau. Enfonçons le clou.
   - Mon client a été certes maladroit, mais il avait sa technique à lui. Toujours se tromper pour déduire la bonne formule. Un peu comme au jeu du Mastermind, c'est quand on a tout faux qu'on peut trouver la bonne voie.
- Mais il n'a rien trouvé du tout. Il a cherché, mais chercher cela vient du latin circare, aller autour.
   - Il a trouvé une voie originale qui est la sienne et qui, comme l'a signalé l'un de ses concurrents, le célèbre Auguste Mérignac, devrait faire florès plus tard. Même euh... si c'est dans très longtemps.
   Pas brillant... J'enchaîne sur une série de " j'accuse " qui achève d'énerver les trois juges. Au summum de mes efforts, je lâche enfin :
   - J'accuse cette cour de ne pas faire correctement son travail, j'accuse les archanges Gabriel, Raphaël et Michel de...
   - Assez ! dit un archange. Si vous voulez sauver votre client, donnez-nous des faits.
   C'est alors que j'ai un flash ; les sphères du destin. Je propose qu'on examine objectivement l'influence de Jacques sur les sphères. Elle est  de 0,000 016 %.
- C'est peu..., relance l'archange Gabriel. C'est là que je donne le coup de grâce.
   - Oui, mais une goutte d'eau peut faire déborder l'océan, chaque âme qui s'élève élève l'humanité entière !
Cette fois, les trois juges hésitent.
   De guerre lasse, ils m'accordent les 600 points. Jacques Nemrod est donc délivré de sa prison de chair, même si ce n'est que de justesse.
J'ai réussi quant à moi à sortir une âme du cycle des réincarnations !
   - Euh, dit mon petit écrivain, me prenant par le coude, je fais quoi maintenant ?
Il ne songe même pas à me féliciter. Quels égoïstes, ces clients !

   " Je sais ce qu'il y a après la mort. C'est très simple, d'un côté le Paradis pour les personnes qui se sont bien comportées, les gentils, de l'autre, l'Enfer pour les méchants. Le Paradis, c'est blanc. L'Enfer, c'est noir. En Enfer, les gens souffrent. Au Paradis, ils sont heureux. "
Source : individu interrogé dans la rue au hasard d'un micro-trottoir.

199. ENCYCLOPÉDIE

KARMA LASAGNE :


Il m'est venu une idée bizarre. Le temps n'est peut-être pas linéaire mais
" lasagnique ". Au lieu de se succéder, les couches du temps s'empilent. Dans ce cas, nous ne vivons pas une incarnation puis une autre mais une incarnation ET simultanément une autre.
    Nous vivons peut-être simultanément mille vies dans mille époques différentes du futur et du passé. Ce que nous prenons pour des régressions ne sont en fait que des prises de conscience de ces vies parallèles.


Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.

198. JACQUES. 88 ANS

J'ai quatre-vingt-huit ans et je sais que je vais mourir. Pourquoi ai-je duré si longtemps ? Parce que j'en avais besoin pour mener à bien ma " mission ".
Trente-sept livres. Je voulais en publier un par an, j'y suis presque arrivé.
   Je rédige mon dernier, celui qui explique et relie tous les autres. Mes lecteurs comprendront pourquoi il y avait toujours dans mes livres des personnages portant les mêmes noms de famille. En fait, tous mes livres étaient une prolongation les uns des autres et, de ce fait, il n'y a jamais eu rupture. J'explique enfin le lien qui unit mes livres sur les rats à mes livres sur le Paradis, à celui sur le cerveau et à tous les autres encore.
   Sur l'ordinateur portable que j'ai demandé à l'hôpital qui m'accueille, j'ai inscrit la chute définitive : " Fin. "
   L'idéal aurait été que j'expire en frappant ce mot, tel Molière mourant sur scène. Moi j'attends. La mort diffère.
   Pour patienter, je me livre à un énième bilan. Je suis toujours un anxieux mais, avec Nathalie, j'ai évolué. Je suis parvenu à sortir de la solitude car, avec elle, les bons ingrédients étaient réunis pour réaliser la formule magique :        1 + 1 = 3.
   Tous deux, nous sommes autonomes. Tous deux nous sommes complémentaires. Tous deux nous avons renoncé à changer l'autre et accepté nos défauts respectifs.
   Elle m'a appris à améliorer encore mon lâcher-prise. Je parviens maintenant à tenir plus de vingt secondes en ne pensant à rien et c'est très reposant. Avec Nathalie, j'ai su ce qu'est un couple authentique. Il se résume à un mot :
" Complicité. " " Amour " est trop galvaudé pour conserver encore un sens.
Complicité. Connivence. Confiance.
   Nathalie a toujours été ma première lectrice et ma meilleure critique. Elle, qui se passionne pour l'hypnose, pratique des régressions et affirme que nous nous étions déjà connus dans des vies antérieures, en tant qu'animaux et en tant qu'humains. Voire même en tant que végétaux. J'étais pollen, elle était pistil. Elle dit que nous nous sommes aimés en Russie et aussi dans l'Égypte antique. Je n'en sais rien, mais il me plaît d'y réfléchir.
   En dehors de ses " tours ", Nathalie ne m'agace que sur un point. Elle a toujours raison, et quoi de plus crispant que ça ! Ensemble, nous avons eu trois enfants, deux filles et un garçon. Je leur ai laissé faire ce qu'ils voulaient. Par ailleurs, je n'ai jamais renoncé à ma démarche de guetteur du futur. Au départ, je me suis servi de la science comme outil. J'estime à présent que les scientifiques

ne sauveront pas le monde. Ils ne trouveront pas les bonnes solutions, ils ne feront qu'indiquer les dégâts provoqués par les mauvaises solutions.
   Il est trop tard pour jouer les révolutionnaires. J'aurais dû apprendre à m'énerver et à tonner quand j'étais jeune. La colère est un don de naissance. Je laisse à d'autres, à ma fille aînée particulièrement vindicative et révoltée par exemple, le soin de poursuivre cette quête.
   Professionnellement, je crois que j'ai eu tout ce que je voulais. J'ai été ce rat autonome que je rêvais de devenir. Pour ne pas avoir de subalternes ni de chefs, j'ai payé. Mais ça me semble normal. À mes enfants, j'ai dit : " Le plus beau cadeau que je puisse vous offrir, c'est de vous donner l'exemple d'un père heureux. "
Je suis heureux parce que j'ai rencontré Nathalie.
   Je suis heureux parce que ma vie a été sans cesse renouvelée, pleine de surprises et pleine de remises en question qui m'ont contraint à évoluer.
   Dans cet hôpital, je me délabre. Je sais que grâce aux nouvelles conquêtes de la médecine je pourrais vivre plus longtemps, mais je n'ai plus envie de me battre, même contre des microbes. Ils ont fini par gagner la guerre contre mes lymphocytes. Ils ne se prélasseront pas dans mon intestin.
   Mon vieux cœur me lâche doucement. Le temps est venu de rendre mon tablier. J'ai donc rendu peu à peu tout ce qui m'a été donné. J'ai légué tous mes biens à ma famille et à des associations caritatives. J'ai demandé à être inhumé dans mon jardin. Pas n'importe comment, à la verticale. Les pieds vers le centre de la Terre, la tête vers les étoiles. Pas de cercueil, pas de sachet protecteur, que les vers puissent me manger à la bonne franquette. J'ai demandé aussi qu'on plante un arbre fruitier sur ma tête.
Il me tarde maintenant de reprendre ma place dans le cycle de la nature.
   Lentement, je m'apprête au grand saut. Je suis grand malade depuis neuf mois maintenant, le même temps que pour une naissance. Un par un je me libère de mes vêtements, couche par couche, protection par protection.
   À mon arrivée à l'hôpital, j'ai délaissé mes costumes de ville pour enfiler un pyjama. Comme les bébés.
J'ai abandonné la position debout pour rester au lit. Comme les bébés.
   J'ai rendu mes dents, mon dentier plutôt car mes dents sont tombées depuis belle lurette. Mes mâchoires sont nues. Comme les bébés.
   Vers la fin, j'ai rendu ma mémoire, compagne de plus en plus volage. Je ne me souvenais que du passé lointain.
   Ça m'a beaucoup aidé à partir sans regret. J'ai eu peur d'être frappé de la maladie d'Alzheimer, lorsqu'on ne sait plus reconnaître les siens ni se souvenir qui l'on est. Ç'a été ma grande hantise. Dieu merci, cette épreuve m'a été

épargnée.
   J'ai rendu mes cheveux. De toute façon, ils étaient devenus blancs. Je me suis retrouvé chauve. Comme les bébés.
   J'ai rendu ma voix, ma vision, mon ouïe. J'ai fini par devenir pratiquement muet, aveugle, sourd. Comme les nouveau-nés.
   Je redeviens un nouveau-né. Comme un nouveau-né, on m'emmaillote, on me nourrit de bouillies et je perds mon langage pour gazouiller. Ce qu'on qualifie de " gâtisme ", ce n'est que se repasser le film à l'envers. Tout ce qu'on a reçu, on doit le rendre comme on remet un costume au vestiaire, la pièce de théâtre terminée.
   Nathalie est ma dernière couche protectrice, mon dernier " vêtement ". Je dois donc la repousser pour que ma disparition ne la chagrine pas trop. Elle ne m'écoute pas, elle reste insensible à mes récriminations, elle hoche la tête en souriant comme pour dire : " Je m'en fiche, je t'aime quand même. "
   Le médecin qui s'occupe de moi apparaît un jour accompagné d'un prêtre. C'est un jeune à la peau pâle et qui transpire beaucoup. De but en blanc, il me propose l'extrême-onction. Il paraît qu'on a fait le même coup à Jean de La Fontaine. Sur son lit de mort, on l'a obligé à renier ses ouvrages érotiques s'il voulait être enterré décemment dans un cimetière au lieu d'être jeté à la fosse commune. Jean de La Fontaine a cédé. Pas moi.
   J'explique mon point de vue. Tous ceux qui ont la foi m'énervent. Cette prétention de s'imaginer connaître la dimension au-dessus !
   Je suis convaincu que les religions sont démodées mais alors, quelle cause mérite qu'on s'y intéresse ? Je lève les yeux vers le plafond et aperçois une araignée qui tisse sa toile. Quelle cause mérite qu'on s'y intéresse ? La réponse me parvient, fulgurante : " La vie. "
   La vie telle qu'on la voit. C'est suffisamment magique pour n'avoir pas besoin d'inventer quelque chose de plus.
   - Ne voulez-vous pas qu'on parle plutôt de votre peur de mourir ? demande le prêtre.
- On a peur de mourir tant qu'on sait que ce n'est pas le moment.
Maintenant, je sais que c'est le moment. Alors, je n'ai plus peur.
- Croyez-vous au Paradis ?
- Désolé, mon père. Je crois qu'après la mort il n'y a rien.
   - Quoi ! se récrie-t-il. Vous qui avez écrit sur le Paradis, vous ne croyez à rien ?
- C'était juste un roman, rien qu'un roman.
   Le soir même, je suis mort. Nathalie était là et elle s'est endormie en me tenant la main. Mon corps s'est recroquevillé en position fœtale. Ma dernière

pensée a été : " Tout va bien. "

197. VENUS. 35 ANS


   J'ai entendu le docteur dire qu'on ne pouvait plus rien pour moi. Des morceaux de tôle se sont enfoncés dans mes organes vitaux. Je vais bientôt mourir.
   J'ai reçu les débris du pare-brise en pleine figure. Je suis née belle et je meurs défigurée. J'ai souhaité un jour qu'une rivale connaisse pareil sort. Ça m'est arrivé à mon tour. Quelle ironie ! Peut-être que tout le mal que nous souhaitons aux autres est comptabilisé quelque part et nous revient plus tard en boomerang.
   Étrange qu'à l'heure de mon dernier souffle je songe au mal que j'ai souhaité à Cynthia Cornwell, la rivale que j'avais oubliée.
   C'est la fin. Je m'étais imaginé qu'on pouvait vivre à l'abri des dangers, mais on n'est à l'abri nulle part. Même en conduisant prudemment, dans une voiture sûre, dans un pays démocratique, avec une ceinture de sécurité, avec un mari protecteur, avec tous les progrès de la médecine, de la technologie, de l'humanité, on n'est nulle part en sécurité totale.
Aurait-il fallu qu'avec Raymond nous ne partions jamais en vacances ?
Aurions-nous dû demeurer paisiblement enfermés chez nous ?
Raymond.
   J'ai réussi au moins ça : mon couple. Je sais que je vais mourir. En cet ultime instant, je sens la foi m'envahir. Faut-il être proche de la mort pour croire en Dieu ? Il me semble que oui. Je croyais aux anges quand je n'avais que de petits tracas, je crois en Dieu quand surviennent les gros ennuis.

196. ENCYCLOPÉDIE


    MUTATION : La découverte récente d'une espèce de morue ayant des mutations ultrarapides a surpris les chercheurs. Cette espèce vivant dans des eaux froides s'avère, en effet, bien plus évoluée que celles vivant tranquillement dans les eaux chaudes. On pense que les morues vivant dans les eaux froides et subissant un stress du fait de cette température ont laissé s'exprimer en elles des capacités de survie inattendues. De même qu'il y a trois millions d'années les hommes ont développé des capacités de mutations complexes, mais celles-ci ne se sont pas toutes exprimées parce que tout simplement elles sont pour l'instant inutiles. Elles sont stockées en réserve. Ainsi l'homme moderne possède en lui d'énormes ressources cachées au fond de ses gènes mais inexploitées parce qu'il n'a pas de raison de les réveiller.

Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.

195. ZUT ! ZUT !


   Mais ils vont se... Je me dépêche d'impulser à Jacques une intuition alarmante. Raoul s'empresse de même auprès de Nathalie. Nous envoyons des images pour qu'ils cessent de s'étreindre mais eux continuent de s'embrasser de plus en plus passionnément.
   Raoul et moi nous leur expédions des flashes inquiétants, des visions de carambolages catastrophiques, mais ils ne sont pas en train de rêver et ne réceptionnent rien.
   Ils n'ont même pas bouclé leurs ceintures de sécurité. Vite, le chat ! Je lui lance un signal directif. Mona Lisa III bondit de la banquette arrière et griffe Nathalie de son mieux.
   La diversion fonctionne. Nathalie aperçoit le véhicule qui arrive droit devant en sens inverse. Elle appuie de toutes ses forces sur le frein et braque son volant pour éviter le choc frontal. Nathalie qui roulait à gauche se frotte contre les rochers. Venus et Raymond qui tenaient leur droite patinent côté mer et leur voiture quitte la corniche pour chuter dans le vide.

194. JACQUES

Je ferme les yeux. Nous nous embrassons.

193. VENUS

Qu'est-ce qui se passe avec cette voiture en face ? Elle zigzague ! Elle ne tient plus sa droite.

192. ZUT !


   Attention, Jacques et Nathalie, ce n'est vraiment pas le moment de vous embrasser !

191. JACQUES. 35 ANS

Nathalie est si belle !
   Il y a maintenant neuf ans que nous vivons ensemble et c'est exactement comme au premier jour. Elle est au volant de notre vieille guimbarde familiale. Ma main est posée sur la sienne. Il fait beau. Nous poursuivons la conversation entamée au premier instant et qui ne s'est jamais interrompue depuis entre nous.
   - Tu affirmes n'être pas croyant, tu penses donc diriger ta vie avec ton seul libre arbitre ? me demande-t-elle à brûle-pourpoint.
   - Je crois que le libre arbitre des hommes consiste à choisir la femme qui décidera de leur vie à leur place, dis-je.
Elle rit pour se moquer de moi et se penche pour m'embrasser.

190. VENUS. 35 ANS

Je ne parviens pas à tomber enceinte.
   Comme nous souhaitons tous deux un enfant, Raymond opte donc pour une fécondation in vitro. On m'a implanté sept œufs fécondés dans le corps afin qu'un, au moins, aille jusqu'au bout de ma grossesse.
Dès lors mon ventre enfle et je deviens difforme.
   Sans Raymond, j'aurais très mal vécu cette expérience. Elle me rappelait mes phases boulimiques. Être enceinte constitue l'expérience la plus intense que j'aie jamais connue. Grâce aux échographies, je distingue parfaitement cinq fœtus filles et deux garçons. Il paraît que, lorsqu'on a des filles, c'est qu'on aime sa maman. Je l'aime donc à cinq sur sept. Les garçons sont calmes. Les filles s'agitent. Il y en a même une qui se livre à des entrechats dans le liquide amniotique, une réincarnation de Salomé, peut-être.
   Tout mon corps se modifie. Il n'y a pas que mon ventre qui gonfle, mes seins aussi et mon visage s'arrondit. Mon esprit également.
   Contrairement aux prévisions des médecins, les sept fœtus vivent. Je suis donc transformée en une grosse barrique plus facile à rouler qu'à faire marcher. Ces septuplés, c'est vraiment la meilleure blague que pouvait nous réserver le destin. Comment mieux régler mes problèmes avec mon double qu'en observant comment eux les régleront avec les leurs ?
   Le beau jour de la naissance arrive. Raymond pratique une césarienne et sort une par une sept petites boules roses gluantes et bientôt glapissantes.
   Je comprends mieux maintenant ma maman. Parent, c'est un métier dans lequel il est impossible de réussir.
Il faut se contenter de faire le moins de mal possible.
La nuit, Raymond se lève pour nourrir toute la couvée au biberon.
   Nous sommes bien tous les neuf. Les septuplés grandissent gentiment et je reste à la maison pour les surveiller. Le soir Raymond rentre toujours soit avec des fleurs, soit avec des chocolats, soit avec des jouets pour les petits, soit avec des cassettes vidéo qu'on se passe au lit avant de dormir.
   Je n'ai plus aucun souhait à formuler. Tout ce que je désire, c'est que demain soit un autre aujourd'hui.
   Surtout pas d'évolution, pas de surprise, pas de changement. Je rêve que la vie soit comme un disque tournant en rond à l'infini, que tous les matins je retrouve Raymond Lewis me préparant mon petit déjeuner avec les céréales, le jus d'orange frais pressé, le lait froid, les bananes.
J'ai rarement ressenti une telle plénitude. Pour m'assurer d'échapper aux surprises, j'ai complètement renoncé à mon métier d'actrice. C'est parfait. Les gens ne me verront pas vieillir et conserveront toujours l'image de Miss Univers qu'ils ont adulée dans mes films.
   J'aime Raymond Lewis et il m'aime. Nous nous comprenons à demi-mot. Tous les dimanches, nous allons pique-niquer au même endroit. Tous les vendredis soir la famille de mon mari nous convie à un grand repas plantureux. Tout est bien.
   Je ne vois plus maman car elle a trop de sautes d'humeur. Avec le recul, je crois que j'ai toujours rêvé d'être fermière. Comme Ava Gardner vers la fin de sa vie : cultiver mon jardin, faire pousser des choux et des tomates. Arracher les mauvaises herbes. Vivre au milieu de la nature. Posséder des chiens.
   Ma beauté m'a empêchée de développer mes goûts simples. Ma beauté a été longtemps ma malédiction. Si je devais renaître, je choisirais de me réincarner laide. Pour être tranquille. Dans le même temps, j'ai la hantise de vieillir et de devenir moins belle. Les actrices finissent toutes en momies et il y a toujours des paparazzi pour voler la photo qui anéantira toute une carrière. Je souhaite que ma beauté ne se fane pas.
Raymond m'offre un voyage en France.
   Nous nous promenons en voiture du côté de Nice, près d'un petit village qui s'appelle Fayence. Nous avons laissé les enfants à sa mère et nous avons loué une décapotable pour profiter du bon air. Les cigales chantent sur les bas-côtés de la route et je respire des odeurs de lavande.
Il fait beau. Pourvu que le temps ne change pas !

189. LES ANGES

Les yeux dans nos œufs, nous assistons au baiser. Derrière nous, Edmond Wells nous concède :
   - Vous avez rattrapé la sauce de justesse, mais quand même, vous avez eu la chance de tomber sur de " bons " clients.

188. ENCYCLOPÉDIE

L'HISTOIRE VÉCUE ET L'HISTOIRE RACONTÉE : L'histoire qu'on nous enseigne à l'école, c'est l'histoire des rois, des batailles et des villes. Mais ce n'est pas la seule histoire, loin de là. Jusqu'en 1900, plus des deux tiers des populations vivaient en dehors des villes, dans les campagnes, les forêts, les montagnes, les bords de mer. Les batailles ne concernaient qu'une partie infime des populations.
    Mais l'Histoire avec un grand " H " exige des traces écrites et les scribes étaient le plus souvent des scribes de cour, des chroniqueurs aux ordres de leur maître. Ils ne racontaient que ce que le roi leur disait de raconter.
    Ils ne consignaient donc que des préoccupations de rois : batailles, mariages princiers et problèmes de successions au trône.



    L'histoire des campagnes est ignorée ou presque car les paysans ne disposant pas de scribes et ne sachant pas écrire transmettaient leur vécu sous forme de sagas orales, de chants, de mythologies et de contes pour coin du feu, de blagues même.
    L'histoire officielle nous propose une vision darwinienne de l'évolution de l'humanité : sélection des plus aptes, disparition des inaptes. Elle sous-entend que les aborigènes d'Australie, les peuples des forêts d'Amazonie, les Indiens d'Amérique, les Papous ont historiquement tort parce qu'ils ont été militairement plus faibles. Or il se peut qu'au contraire ces peuples dits primitifs puissent nous apporter par leurs mythologies, leurs organisations sociales, leurs médecines, des apports qui nous manquent pour notre bien-être futur.

Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.

187. JACQUES. 26 ANS

J'ai un bandage autour de la tête, mais ça va mieux. Nathalie Kim parle, je l'entends de loin.
   - Ce que j'ai ri avec cette scène dans votre livre avec le chat obèse et débile qui passe toutes ses journées à regarder la télévision !... Où allez-vous chercher tout ça !
   De l'autre côté du guéridon, je n'arrive pas à détacher mes yeux d'ELLE. Je sens mon cœur qui fait des bonds. Je n'arrive pas à articuler un seul mot. Tant pis, ma tête bandée me servira d'alibi. Je l'écoute. Je la vois. Je la bois. Le temps s'arrête. Il me semble que je la connais déjà.
   - J'espérais depuis longtemps vous rencontrer dans un Salon du Livre mais vous n'en fréquentez pas souvent, n'est-ce pas ?
- Je... je...
   - D'où vous vient cette passion pour le Paradis et l'au-delà ? me demande- t-elle tandis que j'inspire et expire l'air de mon mieux.
Nathalie avale pensivement quelques gorgées de thé vert.
   - J'ai lu dans une interview que vous utilisiez vos rêves. Alors, je vous signale que vos rêves ressemblent aux miens. Lorsque j'ai lu votre dernier livre, j'ai été frappée que vous ayez décrit le Paradis exactement tel que je me l'imagine : une spirale de lumière avec des zones de différentes couleurs à traverser.
- Je... je...
   Elle agite ses longs cheveux noirs en signe de compréhension. J'arrive enfin à parler. Nous parlons longtemps.
   Nous parlons de nos vies. Elles aussi se ressemblent. Tous les hommes que Nathalie a connus l'ont déçue.
Elle a fini par choisir de vivre seule.
   Elle me dit avoir l'impression de me connaître depuis toujours. Je lui dis ressentir moi aussi cette impression de retrouvailles après un long voyage. Nous baissons les yeux, gênés d'avoir exprimé si tôt cette commune intuition. Les secondes s'alourdissent. Je vis la scène comme au ralenti. Je lui confie qu'aujourd'hui, le 18 septembre, c'est mon anniversaire. Que je n'aurais pu recevoir plus beau cadeau pour mes vingt-six ans que cette conversation avec elle. Je lui propose de marcher un peu. Mona Lisa III attendra sa pâtée. Je ne vais pas me laisser tyranniser par un chat.
Nous déambulons plusieurs heures.
Elle me parle de son travail. Elle est hypnothérapeute.

   - Soixante-dix pour cent de ma clientèle est composée de patients qui veulent s'arrêter de fumer, me dit-elle.
- Et ça marche ?
   - Uniquement avec ceux qui avant de venir me voir avaient déjà décidé de s'arrêter de fumer.
Je souris.
   - J'aide aussi les dentistes. Il y a des gens qui ne supportent pas les anesthésiques. Je leur apporte le secours de l'hypnose.
- Vous remplacez l'anesthésique ?
   - Tout à fait. Autrefois, je programmais les patients de telle sorte que le sang ne coule pas lors de l'arrachage de dents mais, du coup, aucun caillot ne se formait et la mâchoire ne se cicatrisait pas. Maintenant, je leur demande : " Trois gouttes, trois gouttes seulement. " Notre cerveau maîtrise vraiment tout. Il ne s'écoule que trois gouttes de sang, pas une de plus.
- La tabagie, les dents arrachées et quoi d'autre ?
   - Sous hypnose, j'incite les gens à remonter dans leur passé et ils me révèlent le " bug ", l'erreur de programmation qui les a placés dans des situations d'échec dont ils ne parviennent pas à s'échapper. Quand ça ne suffit pas, je vais rechercher le " bug " dans leurs vies antérieures. C'est assez amusant.
- Vous vous moquez de moi.
   - Je sais que cela peut paraître un peu... bizarre. Je ne tire pas de conclusions. Mais si on s'en tient à la stricte observation, je constate que mes patients relatent de façon très détaillée des histoires de leurs différentes personnalités passées, et qu'ensuite ils se portent mieux. En quoi ai-je besoin de vérifier si cette histoire est exacte ? Qu'ils me la racontent constitue déjà une thérapie suffisante.
Elle sourit.
   - J'ai vu beaucoup de gens basculer dans l'irrationnel : des mystiques, des charlatans, des inspirés, des illuminés... J'ai fréquenté des clubs, des associations, des guildes, des sectes. À ma façon, je suis une touriste de la spiritualité. Je pense qu'il faudrait introduire un peu de déontologie dans tout ce fatras.
   Elle me parle de ses vies antérieures. Elle a été danseuse à Bali et auparavant toute une kyrielle de personnages, d'animaux, de végétaux et de minéraux. Elle pense être née avant le big-bang dans une autre dimension, dans un autre univers jumeau du nôtre.
   Ça m'est égal si ses confidences sont de pures affabulations. Je me dis que cela nous fera de belles histoires à nous raconter au coin du feu les longuessoirées d'hiver. J'ai tellement de choses à apprendre d'elle. Aurons-nous assez d'une vie pour tout nous raconter, considérant que nous ne pouvons consacrer que cinq ou six heures par jour à la conversation ?
   Je ferme les yeux et j'approche mes lèvres des siennes. C'est quitte ou double. Soit je me prends une gifle, soit...
   Ses lèvres frôlent les miennes. Ses prunelles sombres pétillent. Une étincelle scintille au niveau de son cœur et je la perçois avec ma propre étincelle.
Nathalie. Nathalie Kim.
   À 22 heures 56 je lui prends la main. Elle étreint la mienne. À 22 heures 58, je tente un baiser plus profond et elle y répond. Je presse mon corps contre le sien pour apprendre ses formes. Elle m'étreint encore plus fort.
- Je t'ai attendu si longtemps, murmure-t-elle dans mon oreille.
   Je me dis que si ma carrière littéraire ne m'a rapporté que ce seul instant, elle en valait la peine. Toutes mes déceptions, tous mes rejets, tous mes échecs s'effacent d'un coup.
   À 22 heures 59, pour la première fois de ma vie, je pense que " c'est peut- être quand même bien ma planète ".

186. UN INSTANT

Il était temps de rentrer au Paradis.
   Jacques, mon Jacques, vient de rencontrer Nathalie Kim, la Nathalie Kim de Raoul ! Pure coïncidence. Il n'y a pas que des hasards issus de volontés supérieures, il y a aussi de véritables hasards dus aux aléas de la vie.
   Nos œufs en main, Raoul et moi nous empressons de nous installer face à face pour observer la suite des événements. Nos écrans sphériques s'éclairent.
   - Ah, ces humains ! dit Raoul. Ce qui me navre le plus, c'est leur prétention à faire des couples. Les hommes et les femmes sont pressés de se mettre en couple alors qu'ils ne savent même pas qui ils sont. C'est souvent la peur de la solitude qui les y pousse. Les jeunes qui se marient à vingt ans sont comme des chantiers au premier étage d'un immeuble qui décideraient de s'élever ensemble, convaincus d'être toujours au diapason et que, lorsqu'ils parviendront au toit, des ponts se seront constamment établis entre eux. Or, les chances de réussite sont rarissimes. Voilà pourquoi les divorces se multiplient. À chaque passage, à chaque évolution de conscience, chacun estime avoir besoin d'un partenaire différent. En fait, pour bâtir un couple, il faut être quatre : un homme plus sa part de féminité, une femme plus sa part de virilité. Deux êtres complets ne recherchent plus chez l'autre ce qui leur manque. Ils peuvent s'associer sans fantasmer sur une femme idéale ou un homme idéal puisqu'ils les ont déjà trouvés en eux, déclame mon compagnon de célestitude.
   - Tu te prends pour Edmond Wells ? plaisanté-je. On commence par déclamer et on finit par écrire des encyclopédies, je te préviens.
Il se rengorge et fait semblant de ne pas avoir entendu ma remarque.
- Il se passe quoi, chez toi ?
- Ils parlent, ils discutent entre eux.
- Il est comment, ton Jacques ?
- Pas très frais. Il a un bandage autour de la tête.

185. ENCYCLOPÉDIE


    LA CONJURATION DES IMBÉCILES :





En 1969, John Kennedy Toole écrit un roman, La Conjuration des imbéciles. Le titre s'inspire d'une phrase de Jonathan Swift : " Quand un génie véritable apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. "
Swift ne croyait pas si bien dire.
    Après avoir vainement cherché un éditeur, à trente-deux ans, écœuré et las, Toole choisit de se suicider.
    Sa mère découvre le corps de son fils, son manuscrit à ses pieds. Elle le lit, et estime injuste que son fils ne soit pas reconnu. Elle se rend chez un éditeur et assiège son bureau. Elle en bloque l'entrée de son corps obèse, mangeant sandwich sur sandwich et obligeant l'éditeur à l'enjamber péniblement chaque fois qu'il gagne ou quitte son lieu de travail. Il est convaincu que ce manège ne durera pas longtemps mais Mme Toole tient bon. Face à tant d'opiniâtreté, l'éditeur cède et consent à lire le manuscrit tout en avertissant que, s'il le juge mauvais, il ne le publiera pas.
    Il lit. Trouve le texte excellent. Le publie. Et La Conjuration des imbéciles remporte le prix Pulitzer.
    L'histoire ne s'arrête pas là. Un an plus tard, l'éditeur publie un nouveau roman signé John Kennedy Toole, La Bible de néon, d'où sera d'ailleurs tiré un film. Un troisième roman paraît encore l'année suivante.
    Je me suis demandé comment un homme mort de contrariété parce qu'il ne parvenait pas à faire publier son unique roman pouvait continuer à produire par-delà la tombe. En fait, l'éditeur se reprochait tellement de ne pas avoir découvert John Kennedy Toole de son vivant qu'il avait fait main basse sur les tiroirs de son bureau et publiait tout ce qu'il y trouvait, nouvelles et même rédactions scolaires.

Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.

184. LA CAVALERIE


   C'est la fin. Dans ma main droite, l'épée d'amour n'a plus que l'allure d'un couteau suisse émoussé. Dans ma main gauche, le bouclier d'humour ressemble à un napperon troué.
   Que Marilyn et Freddy soient tombés parmi les anges déchus me navre. Comme au début de la grande épopée thanatonautique, nous sommes seuls, Raoul et moi. Nous nous plaçons dos à dos face à la horde des âmes errantes.
Igor sourit.
- TOI ET MOI ENSEMBLE CONTRE LES IMBÉCILES ! claironne
Raoul.
   D'entendre notre vieux cri de ralliement me redonne de la vigueur. Mais pour combien de temps ? Je m'effondre sous une moquerie de Marilyn. Igor lève haut son sabre de haine pour m'asséner le coup fatal qui me fera basculer dans le camp adverse. Je vacille déjà quand, subitement, j'aperçois au loin une petite lueur qui ne cesse de grandir. C'est Edmond Wells qui surgit à la rescousse, accompagné de dix anges en pleine forme, et non des moindres : Jorge Luis Borges, John Lennon, Stefan Zweig, Alfred Hitchcock, Mère Teresa (qui ne sait plus quoi faire pour rester dans le coup), Lewis Carroll, Buster Keaton, Rabelais, Kafka, Ernst Lubitsch.
   Ils envoient des boulets d'amour. Ils mitraillent des rafales d'humour. Les âmes errantes reculent en désordre. Leurs moqueries ne me touchent plus. Mes mains retrouvent leur chaleur et, de nouveau, l'amour sort dru de ma paume comme une épée flamboyante. Par-dessus la mêlée, Edmond Wells me rappelle une maxime de son Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu : " Aime tes ennemis, ne serait-ce que pour leur porter sur les nerfs. " Je m'emploie à éprouver de la compassion, même pour Igor.
Il s'immobilise, surpris.
   Ça marche. Les âmes errantes battent en retraite. Marilyn Monroe et Freddy Meyer basculent et regagnent nos rangs. Edmond Wells s'avère un aspirateur chevronné d'âmes errantes. Quelle classe ! Un coup il tire, un coup il aspire, un coup il tire, un coup il aspire. Je n'aurais jamais imaginé mon mentor si doué pour la bagarre. L'issue de cet Armageddon est proche. Bientôt il ne reste plus devant nous que quelques fantômes parmi les plus farouches. Igor est toujours à leur tête.
   - Tu ne m'auras pas ! me lance mon ancien client. J'ai accumulé suffisamment de hargne contre l'humanité pour résister à ton amour, Michael.
- C'est à voir.

   Je lui remémore son précédent karma, quand il était Félix Kerboz mon ami, premier des thanatonautes, déjà en butte aux mauvais traitements de sa mère. Tant de malheur à travers le temps ravive sa fureur. Il change de couleur.
- Il a accumulé trop de haine, l'amour ne peut plus le sauver, soupire Raoul. Je ne baisse pas les bras.
   Soudain, parmi les ennemis encore acharnés à notre perte, je distingue la mère de Félix-Igor. Elle vient de mourir d'une cirrhose du foie. La rage qu'elle éprouve contre le père d'Igor l'a maintenue entre deux mondes, âme errante. C'est l'occasion unique. Je la lui désigne. Furibond, il fonce vers elle pour un corps à corps sans merci. Leur haine mutuelle est féroce et, pourtant, aucun ne parvient à détruire l'autre. Nous profitons de la diversion pour expédier au Paradis les dernières âmes errantes, tant et si bien qu'à la fin de cette bataille d'Armageddon ne restent plus qu'Igor et sa mère, déchaînés, mais épuisés.
   - Cela fait treize vies que ces deux-là se combattent, m'informe Edmond Wells.
   Comme aucun d'eux ne parvient à prendre le dessus sur l'autre, à bout de forces, ils commencent à se parler. Ils s'accablent d'abord de reproches. Treize vies d'ingratitude et de traîtrise, treize existences de coups bas et de soif de se nuire. De part et d'autre, la dette est lourde mais au moins, là, ils se parlent. Ils se regardent en face, d'égal à égal, et non plus d'enfant à adulte.
   Après la colère viennent la lassitude, puis les explications et, enfin, les excuses.
- Maman !
- Igor !
Ils s'étreignent. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer.
   - Maintenant, à toi de faire, Michael, dit mon instructeur. C'est d'une de tes âmes qu'il s'agit.
   J'aspire le fils et la mère à travers ma colonne vertébrale transparente et ils ressortent lumineux par le sommet de mon crâne pour, ensemble, gagner le Paradis.
- Voilà le premier de tes clients prêt à être jugé, me signale Edmond Wells.
- Je dois monter tout de suite assister Igor ?
   - Non, tu as du temps. Il lui faut d'abord traverser les Sept Ciels et patienter dans la zone du Purgatoire. Des tâches plus urgentes t'attendent. Dépêche-toi, Michael, il y a du nouveau avec tes deux clients encore incarnés sur Terre.

183. JACQUES. 26 ANS

En chutant, les boîtes de petits pois m'ont assommé. Je suis un peu groggy. Cette situation ridicule survient vraiment au pire moment. J'essaie de retrouver mes esprits, mais je dois avoir une grosse bosse.
   Mon front saigne. L'épicier me traîne dans son arrière-boutique et appelle Police secours.
   - Aidez ce pauvre garçon, exige une dame.
   - C'est ma faute, reconnaît Nathalie Kim.
   Je voudrais lui affirmer que non, mais ma voix s'éteint, je ne peux plus parler.

182. LA BATAILLE DE L'ARMAGEDDON 2 (suite)


   Si nous perdons cette bataille et si ces âmes errantes découvrent Rouge, leurs idées noires se répandront comme des virus dans l'Univers. Elles n'auront plus ensuite qu'à visiter une par une les autres galaxies pour tout contaminer.
   L'enjeu n'est pas négligeable. Je comprends pourquoi l'instructeur de Zoz voulait garder le silence sur les peuples extraterrestres. Même si c'en est fini du temps des secrets, certaines informations gagnent à n'être communiquées qu'avec parcimonie.
   L'armée des êtres d'ombre avance. Vision d'apocalypse. Dans mes oreilles résonne Carmina burana de Carl Orff. Qu'ont-ils encore imaginé ? Au lieu de se lancer dans une mêlée, ils s'arrêtent à distance et nous mettent en joue de leurs bras tendus comme des fusils.
   - Feu ! ordonne Igor.
   Nous avons à peine le temps de nous abriter derrière nos boucliers d'humour. Nous contre-attaquons d'un tir nourri d'amour qu'ils esquivent facilement derrière leur barrière de moquerie.
   Déjà une deuxième ligne se présente formée de désespérés et de fous. Sur ceux-là, ni l'amour ni l'humour n'ont de prise.
   - Chargez ! commande Igor.
   Un flot de haine renforcé de démence heurte et plie nos boucliers d'humour. Difficile à quatre de s'opposer à une telle multitude. Les fous se moquent de nous et Igor constate que la moquerie n'est pas seulement une arme de défense, elle peut aussi servir à l'offensive. Avec nos boucliers, nous nous mettons en formation de tortue et leurs moqueries ricochent.
   Visée par une méchante remarque personnelle, Marilyn, qui a mal placé son humour défensif, est légèrement touchée. Elle n'a jamais supporté qu'on mette en doute son talent d'actrice. Freddy est obligé de lui remonter le moral. Nous armons nos mains de tout notre amour. Chacun pense à ce qu'il y a eu de plus beau dans sa précédente existence. Je me souviens de l'amour qui me liait à Rose, la femme de ma dernière vie de chair.
   - Chargez ! répète Igor.
   Nous abaissons nos boucliers et tirons de l'amour en rafales sur la tenaille qui cherche à nous étrangler. Ça marche. Il ne reste plus qu'à aspirer ces corps éthérés. Ils entrent par le bas de notre dos, remontent par notre échine impalpable, et il n'y a plus qu'à les propulser par le sommet du crâne. Nos
colonnes vertébrales ectoplasmiques, rampes de lancement vers le Paradis, sont encombrées de fantômes à sauver. Mais, pendant ce temps, nous avons du mal à protéger nos flancs d'une nouvelle vague d'assaut qui fait éclater notre formation.
   Séparés, nous nous défendons tant bien que mal au corps à corps. Un coup d'humour pour se protéger, un coup d'amour pour attaquer, un coup de colonne vertébrale pour expédier au Paradis.
   - Tiens bon, Michael, m'encourage Raoul, en me débarrassant d'un ange déchu noiraud agglutiné à mon dos.
   Il est arrivé à point. Beaucoup plus puissant que les âmes errantes, cet ange déchu était en train de me déstabiliser avec les souvenirs les plus douloureux de ma dernière existence. Le problème, c'est qu'en nous traversant le corps, les ennemis vaincus nous affaiblissent en nous communiquant leurs peines.
En face, des renforts surgissent. Ils sont plusieurs dizaines à nous cerner.
   - Comment faire pour aimer davantage ?
   - Fermez une seconde les yeux, conseille Freddy qui, en un flash étourdissant, nous envoie les images de ce que l'humanité a accompli de plus beau.
   Les peintures rupestres dans les grottes de Lascaux, la grande bibliothèque d'Alexandrie, les jardins suspendus de Sémiramis, le colosse de Rhodes, les fresques de Dendérah, la cité de Cuzco, les villes mayas, l'Ancien Testament, le Nouveau Testament, le principe de la touche de piano, les temples d'Angkor, la cathédrale de Chartres, les Toccatas de Jean-Sébastien Bach, Les Quatre Saisons de Vivaldi, les polyphonies des Pygmées, le Requiem de Mozart, la Mona Lisa de Léonard de Vinci, la mayonnaise, le droit de vote, le théâtre de Molière, le théâtre de William Shakespeare, les orchestres de percussions balinais, la tour Eiffel, les tandooris de poulet indiens, les sushis japonais, la statue de la Liberté, la révolution non violente de Gandhi, la théorie de la relativité d'Albert Einstein,
" Médecins du Monde ", le cinéma de Méliès, les sandwiches pastrami- cornichon, la mozzarella, le cinéma de Stanley Kubrick, la mode des minijupes, le rock'n'roll, les Beatles, Genesis, Yes, les Pink Floyd, les gags des Monty Python, le film Jonathan Livingstone le goéland et sa musique de Neil Diamond, la première trilogie de La Guerre des étoiles avec Harrison Ford, les livres de Philip K. Dick, Dune de Frank Herbert, Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, les ordinateurs, le jeu " Civilization " de Sid Meyer, l'eau chaude... Des centaines d'images se déversent, toutes preuves du génie humain et de son apport à l'univers. Combien les Rougiens paieraient cher pour l'ajout d'une seule de ces merveilles à leur civilisation !

   - Je ne comprends pas, Freddy, c'est toi qui me disais que l'humanité était indigne d'être sauvée...
   - Humour-paradoxe-changement. Je peux très bien ne placer aucun espoir dans l'humanité et être conscient de toutes ses réussites.
   Igor stimule ses troupes. Pour les remotiver, il utilise la même technique que le rabbin alsacien, en l'inversant toutefois. À ses âmes errantes, à ses êtres de l'ombre, il envoie des images de guerres tribales primitives, de brigands de grand chemin s'érigeant des châteaux à force de rapines, les premiers boulets de canon, l'incendie de la grande bibliothèque d'Alexandrie, les cales des navires où s'entassent les Noirs voués à l'esclavage, les mafias, les gouvernements corrompus, les guerres puniques, et Carthage en feu, la Saint-Barthélemy, les tranchées de Verdun, le génocide arménien, Auschwitz, Treblinka et Maidanek, les " dealers " dans les cages d'escalier, un attentat terroriste dans le métro parisien, des marées noires où s'engluent des oiseaux morts, des brouillards de pollution sur des villes modernes, des programmes de télévision débiles, la peste, la lèpre, le choléra, le sida et toujours de nouvelles maladies.
   Igor les invite à se souvenir de toutes leurs souffrances, de tous leurs malheurs, de tous leurs échecs, afin de mieux nous les jeter à la face au moment de l'assaut. Gorgés de haine et de mépris, impatients, ils se ruent sur nous. Sous la masse des assaillants, nous reculons. Leurs moqueries font mouche. Nos rayons d'amour perdent de leur intensité. Chaque âme errante que nous parvenons à aspirer augmente notre désarroi. Et la question terrible survient inopinément dans mon esprit : " Mais au fait, qu'est-ce que je fais là ? "
   Je tente de me concentrer sur Jacques et Venus, mes deux clients survivants, mais déjà je commence à me désintéresser de leur sort. Ils sont nuls, leurs prières sont nulles et leurs ambitions lamentables. Comme le soulignait Edmond : " Ils essaient de réduire leur malheur au lieu de s'efforcer de bâtir leur bonheur. "
   Je distribue toujours mes rayons d'amour, mais avec moins de conviction. J'évite de mon mieux les rafales de moqueries et je songe que Venus n'est qu'une insupportable pimbêche et Jacques un parfait autiste.
Pourquoi devrais-je me donner du mal pour de telles créatures ?
   L'armée des ombres se reforme pour un assaut final à vingt contre un. Nous n'avons plus aucune chance de nous en sortir.
   - On se rend ? demande Marilyn.
   - Non, répond Freddy. Il faut en envoyer un maximum au Paradis, tu as senti à quel point ils souffrent ?
   - Vite, Freddy, une blague ! exige Raoul.
   - Heu... c'est l'histoire de deux omelettes qui sont en train de frire dans une poêle. Il y en a une qui dit à l'autre : " Dites donc ! Vous ne trouvez pas qu'il

fait chaud par ici ? " Et l'autre se met aussitôt a beugler : " Au secours ! Il y a à côté de moi UNE OMELETTE QUI PARLE ! "
On se force à rire. C'est suffisant, en tout cas, pour raffermir nos boucliers.
Freddy enchaîne :
   - C'est un type qui va voir son médecin et qui lui dit : " Docteur, j'ai des trous de mémoire. " " Depuis quand ? " demande le praticien. " Depuis quand... quoi ? " répond le malade.
   Heureusement qu'il a toujours en stock des petites blagues de voyage. On n'a pas du tout le cœur à rire vraiment, mais ces deux petites histoires semblent tellement incongrues en cet instant terrible qu'elles nous redonnent confiance.
   En face ça plaisante moins. Igor caracole comme un cavalier de l'Apocalypse, flanqué d'une sorcière et d'un tortionnaire. Il lance à Marilyn une allusion blessante sur son histoire avec Kennedy. Le trait fait mouche. La lumière de Marilyn décline et s'éteint. Ange déchu, elle rejoint les rangs adverses et nous bombarde maintenant de ses rayons verts. Elle connaît nos points faibles et sait frapper où ça fait mal.
   Des images de camps de concentration s'abattent sur Freddy. Il cherche à rétorquer avec ses blagues, mais son énergie le fuit. Son épée d'amour se rétrécit et son bouclier d'humour s'amollit. Il tombe lui aussi. Il va retrouver Marilyn.
   Je comprends ce qu'ont ressenti les derniers combattants de Fort Alamo encerclés par les Mexicains, ceux de Massada encerclés par les Romains, ceux de Byzance encerclés par les Turcs, ceux de Troie encerclés par les Grecs, Vercingétorix cerné par Jules César à Alésia. Il n'y aura pas de renforts, pas d'ultime cavalerie, pas de dernier recours.
   - Il faut tenir, il faut tenir, martèle Raoul d'une voix rauque tandis que vacille la lueur de son bouclier d'humour.
   - Tu as encore une blague en munition ?