mercredi 19 septembre 2018

168. IGOR. 25 ANS

Après mon suicide, je suis mort et je suis sorti de mon corps. Il y avait en haut la fameuse lumière que je connaissais déjà mais je ne me suis pas élevé vers elle. En moi, quelque chose protestait : " Tu dois demeurer ici jusqu'à ce que justice te soit rendue. Alors seulement tu pourras monter. "
   Maintenant je suis une âme errante. Je me suis transformé en une entité immatérielle. Je suis transparent et impalpable. Je ne savais trop quoi faire au début. Je suis donc resté près de ma dépouille et j'ai attendu.
   Une ambulance est arrivée. Un brancardier a jeté un œil sur mon cadavre en bouillie et s'est retourné pour vomir.
   D'autres personnes en uniforme blanc sont venues et ont enfourné mon ancien corps dans un sac en plastique après en avoir recherché les lambeaux épars sur la chaussée. Elles m'ont emmené à la morgue.
   Tatiana paraissait très affligée par ma disparition mais ça ne l'a pas empêchée de pratiquer une autopsie et de placer mon fichu nombril guéri dans un flacon de formol afin de l'exhiber à tout le monde. Dans le genre veuve éplorée, il y a mieux.
   Voilà, je suis un fantôme. Comme je n'ai plus peur de mourir, j'observe plus sereinement les êtres et les choses.
   Autrefois, la peur de la mort était inscrite en moi comme un bruit de fond permanent qui m'empêchait d'être vraiment tranquille. Maintenant je n'ai plus ça, mais je vis avec des regrets.
   Je me suis suicidé. J'ai eu tort. Beaucoup d'hommes se plaignent de souffrir dans leur chair. Ils ne connaissent pas leur chance. Eux, au moins, ils ont un corps. Les gens devraient savoir que chacun de leur bobo est une preuve qu'ils possèdent un corps. Tandis que nous, les âmes errantes, nous ne ressentons plus rien.
   Ah, si je retrouvais un corps, je m'enchanterais de la moindre de mes cicatrices. Je la rouvrirais de temps en temps pour vérifier qu'il y a bien du sang dessous et que la blessure me fait toujours souffrir. Combien ne donnerais-je pas pour ressentir ne serait-ce qu'un petit ulcère à l'estomac, ou même un aphte, ou une démangeaison de piqûre de moustique !
   Quelle bourde j'ai faite en me suicidant ! Pour quelques minutes d'exaspération, me voilà âme errante pour des siècles et des siècles.
   Au début, j'ai tenté de prendre mon nouveau sort à la légère. C'est agréable de voler et de percer les murailles. Je peux m'introduire partout. Je peux me faire fantôme en Écosse et agiter des draps pour affoler les touristes. Je peux être esprit de la Forêt pour complaire aux chamans de Sibérie. Je peux me glisser dans des séances de spiritisme et faire tourner les tables. Je peux aller dans les églises et accomplir des miracles. J'ai d'ailleurs joué à Lourdes, rien que pour vérifier mon pouvoir d'âme errante sur la matière.
   L'état d'âme errante présente encore d'autres avantages. J'assiste gratuitement à des concerts, et placé aux premières loges en plus. Je me faufile au cœur de batailles décisives.
   Même au beau milieu d'un champignon atomique, je n'ai plus rien à craindre.
   Je me suis amusé à descendre au fond des volcans et dans les abysses. Ça va un temps et puis ça lasse. Je me suis immiscé dans les salles de bains des plus belles femmes. La belle affaire quand on n'a plus d'hormones... Je me suis diverti quinze jours. Pas plus. Quinze jours suffisent pour toutes les gamineries qu'on a souhaité réaliser, enfant, en regardant L'Homme invisible.
   Quinze jours. Ensuite, j'ai compris toute la misère de mon état. On côtoie en permanence les autres âmes errantes. Les âmes des suicidés sont pour la plupart amères, aigries, déprimées, jalouses, hargneuses. Elles souffrent et elles regrettent pour la plupart leur choix. Nous nous retrouvons dans les cimetières, les caves, les églises, les cathédrales, les monuments aux morts et, de manière plus générale, tous les lieux que nous trouvons " marrants ".
   Nous parlons de nos vies passées. J'ai rencontré des assassinés qui rôdent pour embêter leur bourreau, des gens trahis, humiliés, qui errent pour se venger, des innocents condamnés à tort qui hantent les nuits de leurs juges, bref, maintes créatures en souffrance qui ont leurs raisons pour ne pas quitter l'humanité.
L'essentiel de notre troupe, ce sont cependant les suicidés.
   Nous sommes tous assoiffés de justice, de revanche, de vengeance. Ce qui nous caractérise tous, c'est la volonté de nuire à ceux qui nous ont nui plutôt que de chercher à monter au Paradis. Nous sommes des guerriers. Or, un guerrier pense davantage à faire du mal à ses ennemis qu'à se faire du bien à lui-même ou à en faire à ceux qu'il aime.
   À présent, notre unique chance de retourner dans la matière est de voler un corps. L'idéal, c'est de pénétrer un corps momentanément déserté par son âme. C'est difficile, mais c'est possible. Dans les clubs de méditation transcendantale, il y a toujours des débutants qui décollent de travers et étirent trop leur cordon d'argent. Si ça claque, il n'y a plus alors qu'à entrer en eux. Le problème, c'est que nous sommes toujours des centaines d'âmes errantes à cerner ces clubs et qu'il faut jouer des coudes pour se faufiler dès qu'un corps se libère.
   Autre provende de corps abandonnés : les drogués. Les drogués, c'est du pain bénit. Ils sortent de leur corps n'importe quand n'importe comment, sans la moindre discipline, sans le moindre rituel, sans le moindre accompagnateur pour les protéger. Du nanan. Il suffit d'entrer.
   Le seul problème avec les dépouilles de drogués, c'est qu'une fois dedans, on ne s'y sent pas très bien. On est tout de suite en manque et, du coup, on ressort pour être aussitôt remplacé par un autre fantôme. Un vrai jeu de chaises musicales sauf que les sièges sont brûlants et qu'on ne peut pas y rester assis très longtemps.
   Restent les accidentés de la route. Nous sommes comme des vautours, nous, les charognards des âmes.
   Parfois, une âme errante intègre un corps d'accidenté et il meurt quelques minutes plus tard à l'hôpital. La guigne ! Donc, il faut dénicher un corps en bon état, vide parce que temporairement délaissé par un propriétaire sain.
   Pas facile. En attendant, rien d'autre à faire qu'errer. Pour oublier un peu ma triste condition, je me lance dans une petite tournée de ces médiums qui perçoivent nos voix. Je commence par Ulysse Papadopoulos, et là, qui vois-je ? Venus. Venus Sheridan. L'idole de ma jeunesse. Elle veut par le truchement du Grec s'entretenir avec son ange gardien.

Génial. J'arrive.

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