mercredi 19 septembre 2018

160. JACQUES. 23 ANS

Mon éditeur m'appelle enfin. Mes chiffres de vente ne sont pas fameux. Mes Rats n'ont pas fait la moitié de ce qu'il espérait. Tant de romans sortent chaque année en France, plus de quarante mille, de sorte qu'il est difficile d'attirer l'attention sur un ouvrage en particulier. Pour que mon livre marche, il aurait fallu une invasion de rats à Paris ou alors qu'on entre dans l'année chinoise du Rat. En plus, je ne dispose pas de parrain, aucune célébrité ne s'est entichée de mon livre.
   - Ton truc de coopération-réciprocité-pardon, ça t'est venu comment ?
   - En rêve.
   - Ouais, eh bien, je crois que ce n'était pas une très bonne idée. J'ai discuté avec un ami critique qui m'a dit que ça donnait un côté prêchi-prêcha qui énerve. Un rat qui prône le pardon, ça casse la crédibilité de tout ton travail d'éthologie sur les vrais comportements des rats. Un rat, ça ne pardonne pas.
   - J'ai essayé d'imaginer comment les rats pourraient évoluer s'ils avaient plus de conscience. Bon, bref, on s'est cassé la figure ?
   - Hmmm... En effet, c'est raté pour la France, admet Charbonnier, mais contre toute attente, Les Rats sont un très grand succès en Russie. Là-bas, nous en sommes déjà à trois cent mille volumes vendus en un mois.
Voilà autre chose.
   - Comment expliquez-vous ça ?
   - En Russie, la télévision est tellement médiocre que, proportionnellement, la population lit beaucoup plus qu'en France.
   Moi qui voulais la gloire, je l'ai mais... pas dans ma langue. Certes, nul n'est prophète en son pays, mais la prochaine fois que je ferai une prière, je préciserai : " Pourvu que ça marche... en France. "
   Grâce à mon succès russe, Charbonnier est d'accord pour accepter un autre livre. Ai-je un projet en vue ?
   - Euh oui... La découverte du Paradis.
J'ignore ce qui m'a pris. Les mots ont jailli tout seuls.
   - Et pourquoi ça ?
   - Encore à cause d'un rêve. Il y avait des gens qui volaient dans le ciel à la recherche d'un paradis dans l'espace.
Ça me semble une bonne histoire.
   L'éditeur n'est pas d'accord. Les gens ne sont pas mûrs pour entendre parler du Paradis d'une façon " laïque ". Tous les livres qui évoquent le Paradis ont été rédigés pour " donner la foi ". Le sujet est sacré.
   Je réponds que justement, ça m'amuserait de désacraliser tout ça car, selon moi, il ne faut pas abandonner aux religions et aux sectes l'exclusivité de parler de la Mort et du Paradis.
   Un temps de réflexion au bout du fil et Charbonnier décide de me faire confiance. Quelques jours plus tard, à la devanture d'une librairie poussiéreuse, mon regard est attiré par la couverture d'un livre soldé : Les Thanatonautes. Sur la couverture, une spirale bleue sur fond noir et un nom : Michael Pinson. Lui aussi parle du Paradis, mais son titre, trop tiré par les cheveux, a dû jouer contre lui. Et puis même pour ceux qui comprennent le sens de ce néologisme,
" thanatonaute ", l'idée de la mort est rédhibitoire. Qui aurait envie d'acheter un livre sur la mort ?
   Moi. J'achète et je lis. Je m'amuse à chercher la solution à l'énigme qui court tout au long de l'ouvrage : " Comment tracer un cercle et son point central sans lever le stylo ? " La solution consiste à plier un coin de la feuille de papier (donc à changer de dimension) puis à tracer une spirale qui déborde sur les deux pans de feuille... Je me suis creusé les méninges avant de découvrir que c'était précisément le motif de la couverture.
   Je me mets en chantier. Je débranche le téléphone. Je choisis pour musique adéquate la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorák. Puis je laisse courir mes pensées.
   Inventer un Paradis. Pas simple. Même si beaucoup de mythologies en parlent, l'endroit reste flou. Comment visualiser un paradis crédible ? Une planète ? Trop facile. Un cube ? Trop géométrique. Un champ d'astéroïdes ?
   Trop éparpillé. Une fois de plus, mon chat m'indique la solution. Mona Lisa II joue avec le robinet de la baignoire. L'eau coule. Connaissant mes habitudes, Mona Lisa II fait basculer mon flacon de bain moussant.
   Mais la bonde n'étant pas fermée, l'eau mousseuse disparaît au fur et à mesure au fond de la baignoire.
   Je songe que les âmes sont peut-être semblables à ces bulles de savon. Je les imagine aspirées comme elles par un vortex qui serait celui du Paradis. Les bulles sont emportées par le tourbillon dans des canalisations d'où elles émergeront ailleurs, dans un monde si complexe qu'elles ne peuvent l'imaginer. Comment une bulle subodorerait-elle d'où elle vient et où elle va ? Comment une bulle concevrait-elle une baignoire, des humains, une canalisation, une ville, un pays, la Terre ? Au mieux, elle perçoit l'eau et la masse tiède de la baignoire... Et puis elle doit être effrayée par ce trou qui l'expédie vers l'inconnu...
Donc voilà ce que me propose Mona Lisa II : un cône inversé, un vortex, une

spirale qui aspire tout jusqu'à son tréfonds.

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