mercredi 19 septembre 2018

164. IGOR. 25 ANS

- Igor, j'ai une merveilleuse nouvelle pour toi.
   Moi qui ai souhaité une bonne surprise, je sens qu'elle est là. Je ferme les yeux. Elle m'embrasse. Je lance un ballon d'essai.
- Tu es enceinte ?
- Non, mieux.
Elle se serre contre moi, le sourire épanoui.
- Igor, mon ami, mon amour, tu es... guéri.
Une décharge électrique me foudroie la moelle épinière.
- Tu plaisantes ?
   Je pose mon livre près de moi et je dévisage, affolé, la physionomie radieuse de ma doctoresse.
   - J'ai ici le résultat de tes dernières analyses. Elles sont au-delà de toute espérance. Le cancer du nombril n'a qu'une durée de vie limitée. Ta guérison ouvre des voies nouvelles à la recherche médicale. Je pense que tu en es redevable aussi à l'amélioration de tes conditions de vie. Oui, ce doit être ça, le cancer du nombril a des caractéristiques très psychosomatiques.
   Mes poumons me brûlent. Dans ma bouche, ma salive s'assèche. Mes genoux s'entrechoquent. Tatiana m'entoure de ses bras et me serre.
   - Mon amour, tu es guéri, tu es guéri, tu es guéri... C'est formidable ! Je cours avertir l'équipe. On va faire une fête à tout casser pour marquer ton retour à la vie normale.
Et elle s'en va en dansant.
   La " vie normale ", je la connais. Je ne plais pas aux femmes. Les propriétaires refusent de me louer leur appartement sans fiches de paie. Les patrons ne veulent pas m'engager parce que pour eux tous les anciens des commandos sont des brutes. Et en ce qui concerne le poker, mon ami Piotr a mis ma tête à prix dans tous les bons casinos du pays.
   Je n'ai jamais eu que deux refuges, l'hôpital et Tatiana, et voilà, ils me rejettent eux aussi. Il faut que je tue quelqu'un et que j'aille en prison. Là, je la retrouverai, ma " vie normale ". Mais en cohabitant avec Tatiana, j'ai perdu la rage. Elle m'a donné le goût de la quiétude, de la gentillesse, des livres, des discussions animées.
   Guéri, si ça se trouve, elle ne voudra même plus me parler. Elle se trouvera un autre patient avec une maladie encore plus inédite que la mienne. Un phtysique de l'oreille ou un handicapé des narines. Elle me chassera.
Depuis quelque temps, elle me bassine avec un type porteur d'un microbe

inconnu. Elle couche sûrement déjà avec lui.
   Je me donne de grands coups de poing dans le ventre, mais je sais que ce fichu cancer n'en fait qu'à sa tête. Il est apparu comme un voleur dans mon corps et juste quand je l'acceptais, l'appréciais, le revendiquais, il a filé comme il était venu.
   Je suis guéri, quelle catastrophe ! Je ne pourrais pas échanger ma guérison avec quelqu'un d'autre qui en profiterait mieux ? Hé ho ! Mon ange, si tu m'entends, je ne veux plus guérir. Je veux retomber malade.
C'est ma prière.
   Je m'agenouille sur le carrelage et j'attends. Je sentais quand mon ange m'écoutait. Je sens qu'il ne m'écoute plus. Saint Igor aussi se désintéresse de moi à présent que je suis rétabli. Tout s'effondre.
   J'ai tout supporté mais cette " guérison ", c'en est trop. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
   Dans le couloir j'entends Tatiana qui entretient tout le personnel hospitalier de la bonne nouvelle.
- Igor est guéri, Igor est guéri ! chante-t-elle à tue-tête, l'inconsciente.
   - S'il te plaît mon ange, envoie-moi une métastase en signe d'alliance. Tu m'as assisté pour de petites choses, si tu m'oublies dans les grandes, tu n'es qu'un ange irresponsable.
   La fenêtre est ouverte. Je me penche. L'hôpital est haut. Une chute de cinquante-trois étages, ça devrait aller.
   Agir sans réfléchir. Surtout sans réfléchir, sinon je ne trouverai pas le courage. Je saute. Je descends comme une pierre. J'aperçois au-dessous, par les fenêtres, des gens qui vaquent à leurs occupations.
Certains me voient et font des " o " avec leur bouche.
   " Sois rapide ou sois mort " ? Là je suis très rapide et je vais bientôt être très mort.
   Le sol approche à toute allure. J'ai peut-être fait une boulette. J'aurais peut- être dû réfléchir quand même un peu. Le sol est maintenant à dix mètres de moi. Je ferme les yeux. J'ai à peine le temps de ressentir la petite seconde désagréable où tous mes os se fracassent contre le bitume. De solide, je deviens liquide. Là, ils ne me récupéreront plus. J'ai très mal une seconde qui semble durer une heure et puis tout s'arrête. Je sens la vie qui me quitte.


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