mercredi 19 septembre 2018

143. IGOR. 22 ANS

Je manque d'argent ? Eh bien, je n'ai qu'à le prendre là où il se trouve. J'entame une carrière de cambrioleur. Qu'ai-je à perdre ? Au pire j'atterrirai en prison où je retrouverai probablement beaucoup de mes Loups. Stanislas devient mon associé. Nous utilisons le même matériel qu'à la guerre. Après le lance- flammes, il passe au chalumeau. Aucune serrure, aucun coffre-fort ne lui résiste. Pour cambrioler, il existe une heure magique : quatre heures quinze du matin. À quatre heures quinze, il n'y a pas de voitures dans les rues. Les derniers fêtards sont enfin couchés et les premiers travailleurs ne sont pas encore levés. À quatre heures quinze les grandes avenues sont désertes.
   Nous effectuons nos repérages dans la journée et à quatre heures quinze, donc, nous passons à l'action.
Comme à la guerre, il faut un plan et une stratégie.
   Nous sommes en train de cambrioler une villa particulièrement cossue dans le quartier Nord, quand Stanislas brandit un portrait sur un guéridon et me dit :
   - Hé, Igor, ce type avec des moustaches en guidon de vélo, ce ne serait pas le même que sur ton médaillon ?
   Je sursaute. Je compare les photos et reconnais que cela ne laisse point l'ombre d'un doute. Mêmes moustache. Même allure arrogante. Même regard malin. Nous sommes entrés par effraction dans la maison... de mon père. J'examine les lieux. Je fouille les tiroirs. Je découvre des papiers, des albums de famille qui prouvent que mon géniteur est devenu un homme riche et important, qu'il possède plusieurs maisons, beaucoup d'amis et fréquente les puissants.
   Papa a abandonné maman enceinte de moi, mais il n'est pas pour autant dépourvu de progéniture. Il y a plusieurs chambres d'enfants dans la villa !
   Saisi de rage, je m'empare du chalumeau et brûle un à un tous les jouets dans les chambres d'enfants. Ils auraient dû être les miens. Ils auraient dû enchanter mon enfance à moi. Je n'en ai pas profité, " les autres " n'en profiteront pas non plus. Puis je m'effondre dans le canapé, épuisé par tant d'injustice.
   - La paix plus les retrouvailles avec mon père, c'est trop !
   - Prends ça, bois, ça va passer, ça va passer, dit Stanislas en me tendant une fiasque de whisky américain.
   Nous cassons tout dans la maison de mon père, le mobilier, la vaisselle, les objets. Ça lui apprendra que j'existe. Nous buvons encore pour arroser le massacre jusqu'à ce que nous nous écroulions sur des coussins éventrés. Au matin, la police nous réveille et nous conduit droit au poste. Le commissaire qui trône derrière son bureau a l'air tout jeune. Probablement un pistonné. Son visage ne m'est pas inconnu. Vania. Il n'a pas beaucoup changé depuis l'orphelinat. Il se lève et, d'emblée, me déclare qu'il m'en veut beaucoup.
   C'est le monde à l'envers. Il m'en veut probablement du mal qu'il m'a fait, et que je ne lui ai pas rendu.
   - Pardonne-moi, dis-je, comme si je m'adressais à un débile mental.
   - Ah, enfin ! dit-il. C'est ce que j'ai toujours souhaité entendre de ta bouche. Tu m'as fait tellement souffrir, tu sais ! J'ai longtemps repensé à toi après que tu as quitté le centre de redressement.
J'ai envie de dire : " Moi, je t'ai vite évacué de mon esprit ", mais je me tais. Il prend un air que je ne lui connaissais pas, un air sournois.
- Je suis sûr que tu es convaincu que c'est moi qui ai mal agi. Surtout ne pas répondre à la provocation.
   - Tu l'as pensé, hein ? Avoue ?
   Si je dis oui, ça va l'énerver, si je dis non aussi. Se taire. C'est le meilleur choix. En effet, il ne sait plus comment me prendre. Dans le doute, il interprète mon silence comme un acquiescement et m'annonce qu'il accepte mes excuses et que, pas rancunier, il est prêt à nous aider dans l'affaire du cambriolage. Il a même suffisamment de pouvoir pour passer l'éponge.
   - Mais attention, dit-il, plus question de jouer les cambrioleurs. Pas de récidive, sinon la prochaine fois je serais obligé de t'emprisonner.
   Je lui serre la main et me contente d'articuler un merci le plus neutre possible. Ciao.
   - Encore une chose, me dit Vania...
   - Oui, quoi ?...
   Je reste immobile et stoïque, espérant que le prix de son indulgence ne va pas augmenter.
   - J'ai une question à te poser, Igor...
   - Vas-y...
   - Pourquoi tu ne m'as jamais cassé la gueule ?
   Là, il faut rester bien maître de soi. Ne pas s'énerver. Surtout ne pas s'énerver. Ma main tremble. Dans ma tête, je visualise son visage de petite fouine que j'écrase de mon gros poing rempli de phalanges bien dures. Je sens dans mon bras la puissance du coup que je pourrais porter. Mais j'ai mûri. J'ai toujours dit à mes Loups : " Ne faites pas comme les taureaux qui foncent dès qu'on agite un tissu rouge. Ne vous laissez pas submerger par les émotions. C'est à vous et non à l'adversaire de décider où et quand vous frappez. "
   Vania est commissaire, entouré de tous ses collègues de travail armés, je ne pourrais pas tous les avoir. Et puis, s'il veut ma peau, il pourra toujours demander à l'un de ses subalternes ne m'abattre, ce n'est pas à cause de Vania

que je vais tout perdre. Ce serait lui accorder, là encore, un grand honneur. J'ai résisté à maman, j'ai résisté au froid, aux maladies, au centre d'isolement neuro- sensoriel, aux balles et aux obus, ce n'est pas pour mourir tué dans un commissariat pour une question de susceptibilité.
Sans me retourner j'arrive à articuler :
   - Mmmh... Je ne sais pas. Peut-être que je t'aime bien malgré tout, dis-je en tordant la bouche pour me forcer à prononcer ces mots.
   Respirer. Respirer amplement. Il est plus facile d'attaquer un bastion tchétchène que de se retenir de pulvériser mon ex-ami. Allez, encore une dernière phrase :
   - Content de t'avoir revu, Vania, ciao.
- Je t'aime, Igor, déclame-t-il. Je préfère ne pas me retourner.
   - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? me demande Stanislas.
   - On joue aux cartes.
   Et, flanqué de Stanislas, je commence à fréquenter tous les cercles de poker de la ville. Je retrouve rapidement mes vieux réflexes. Décrypter les signes sur les visages et les mains, distinguer les vrais des faux, envoyer moi-même de faux messages... Il y a là comme une prolongation logique de mes prouesses de guerrier.
   Bientôt ma façon de jouer évolue. Je n'ai plus besoin de guetter les tressaillements les plus infimes, je devine le jeu de mes partenaires sans même les observer. C'est comme s'ils dégageaient des effluves de chance et de malchance par-dessus l'épaisse fumée de cigarettes trop nombreuses. Mais j'essaie de me brancher sur quelque chose de plus subtil. Comme s'il y avait une onde qui traversait tout et me donnait les informations dont j'ai besoin. Parfois, je peux la sentir, et alors je sais pratiquement le jeu de tous mes adversaires.
   Grâce au poker, j'amasse un trésor de guerre bien plus conséquent que celui que m'ont valu mes cambriolages. Ici au moins, je n'ai pas besoin d'avoir recours à des receleurs. Mes gains, je peux les étaler au grand jour.
Je gagne et j'empoche.
   Je mise contre des adversaires de plus en plus coriaces, mais eux n'ont pas fait la guerre. Ils n'ont pas les nerfs, et puis la peur de perdre les rend si prévisibles... Dès que les enchères montent, ils sont comme des animaux traqués. Ils ne réfléchissent plus, ils prient. Ils sont là à frotter leurs amulettes, leurs grigris, à invoquer leurs anges gardiens, leurs dieux, leurs fantômes. Ils sont pathétiques. Comme des brebis qu'on mène à l'abattoir.
   Ma renommée grandissante me donne accès à des parties privées où se pressent les riches et les puissants. J'apprends que mon père y participe et je

mets tout en œuvre pour m'asseoir à la même table que lui.
Le voilà.
   J'ai longtemps attendu cet instant. Il a le visage caché sous un chapeau. On ne nous présente pas. Dans ce salon opulent où des portraits d'ancêtres vous contemplent sévèrement, je m'installe dans un fauteuil en tissu damassé sous la lumière crue qui éclaire vivement le centre de la table. Les mises sont énormes, mais grâce à mes victoires précédentes, je ne manque pas de munitions. L'un après l'autre, mes partenaires déclarent forfait, leur montagne de jetons laminée, et je me retrouve seul avec papa. Il joue bien.
Je me branche sur l'onde qui traverse tout.
   - Combien de cartes ? demande le croupier après la distribution.
   - Trois.
   - Et vous ?
   - Servi, dit mon père sans me regarder et en ne me présentant que le haut de son chapeau.
   J'ai tant de questions à lui poser, je voudrais savoir pourquoi il m'a engendré, pourquoi il nous a abandonnés maman et moi, surtout pourquoi il n'a jamais cherché à me retrouver. Nous misons.
   - Cinquante.
   - Cinquante et je relance de cent.
   Je ne suis pas assez concentré. La sanction est immédiate. Le pot monte et je perds. Mon père demeure impassible. Il ne m'a pas encore jeté un seul regard. J'ai envie de lui dire : " Je suis ton fils ", mais je me retiens. Nouveau jeu et nouvelle perte. Il est doué. Je comprends que ma force au poker ne me vient pas seulement des enseignements de Vassili, elle est aussi inscrite dans mes gènes. Mon père est un vrai reptile. Apparemment, le cambriolage et la destruction de son domicile ne l'ont pas affecté.
   - Combien de cartes ?
   - Deux.
Même erreur. Même punition.
   Nouvelle donne. Je respire très fort. C'est maintenant ou jamais, je décide de jeter dans la bataille l'arme absolue, l'ultime stratagème de Vassili. Je ne retourne pas mes cartes, je ne leur jette pas un seul coup d'œil, j'annonce :
   - Servi !
   Il a enfin un léger mouvement. Il enlève son chapeau et me dévoile une masse de cheveux gris. Je sais que dans un premier temps il s'est demandé si je n'étais pas fou, et qu'à présent il se demande en quoi consiste ma manœuvre. Quel que soit le cas de figure, il n'est plus maître de la situation. À mon tour de prendre la main.

   Il réclame une carte. Une carte, ça veut dire qu'il tient deux paires et qu'il espère un full.
   Il prend la carte et la fourre au hasard dans son jeu pour ne pas dévoiler si elle s'accorde avec d'autres.
   Les signes sont inexistants. Pas le moindre mouvement des doigts. Je branche mon intuition sur l'onde. Je sens qu'il n'a pas eu son full.
   - Combien la mise ?
   - Mille, lance mon père, les yeux rivés sur ses cartes.
   Il bluffe. Il veut en finir avec moi. Il place haut la barre pour me contraindre à abandonner. Mais étant donné qu'il s'agit de la partie où je ne regarde pas mes cartes, c'est au contraire le moment de ne pas lâcher.
Je surenchéris.
   - Mille cinquante.
Le croupier ne peut s'empêcher d'intervenir :
   - Heu... Vous montez à mille cinquante sans regarder vos cartes et sans en changer aucune ?
   - Mille cinquante.
   - Deux mille, dit mon père.
   - Deux mille cinquante.
   - Trois mille.
Imperturbable, malgré la moiteur dans mon dos, je poursuis :
   - Trois mille cinquante.
   Ça commence à faire une grosse somme, même pour lui. Il ne m'a toujours pas jeté un coup d'œil. Ce doit être son stratagème à lui. Faire croire qu'il n'a même pas besoin d'observer son adversaire pour le vaincre. La tête toujours baissée, ne me présentant que ses cheveux gris, il demande un temps de réflexion. Je sens qu'il va la lever pour me scruter. Mais non, il se contient.
   - Dix mille, annonce-t-il comme agacé.
   - Dix mille cinquante.
   Cette fortune, je ne l'ai pas. Si je perds cette partie, j'en aurai pour des années à rembourser ma dette à ce père qui ne m'a jamais rien donné.
   - Vingt mille.
   - Vingt mille cinquante.
   Enfin la masse de cheveux gris bouge et pivote. Il me regarde enfin. Je le vois de près. Il a les mêmes moustaches en guidon de vélo que sur la photo que j'ai gardée sur moi. Il n'est pas beau. Il a l'air d'avoir eu beaucoup de soucis. Je tente de saisir ce que maman a pu lui trouver. Il me fixe pour tenter de comprendre. Ses yeux sont gris, ils n'expriment pratiquement rien.
   - Trente mille.

   - Trente mille cinquante.
   Murmures alentour. Alléchés par la hauteur de nos mises, des joueurs ont abandonné leurs tables pour s'amasser autour de la nôtre. La rumeur court. Mon père me regarde droit dans les yeux. Je soutiens son regard. Je m'autorise même un infime sourire. Je transpire trop. Autour de nous, les gens se taisent et retiennent leur souffle.
   - Cinquante mille.
   - Cinquante mille cinquante.
   Si je perds, je n'ai plus qu'à vendre mon sang et mes organes. J'espère que mon ange gardien a bien observé la partie depuis le début et qu'il ne va pas me laisser tomber. Saint Igor, je compte sur toi.
   - Suivi ? interroge le croupier.
   - Cinquante mille cinquante... pour voir, dit mon père.
   Il ne surenchérit plus. Terminé le suspense, c'est le moment de retourner les cartes. Une à une, il retourne les siennes. Il a une paire de valets. Seulement une paire de valets. Et moi, qu'ai-je ? Un huit de trèfle. Un as de pique. Un roi de carreau. Une dame de cœur. Pour l'instant ça veut dire que dalle. Je n'ai plus qu'à retourner la dernière carte...
Le silence est lourd. Une dame de trèfle.
   Saint Igor merci. J'ai une paire de dames ! Vassili, tu es le meilleur. J'ai gagné. De justesse, mais je l'ai eu. J'ai battu mon père ! Le loup a mangé le serpent ! Je hurle le cri des Loups. Très fort. Personne n'ose rien dire. Puis, j'éclate d'un grand rire. Je ris, je ris, je ris.
   La petite foule autour de la table se disperse, écœurée. Merci saint Igor. Merci Vassili. La preuve est faite que le poker n'est qu'une affaire de psychologie. On peut très bien y jouer sans cartes. Je suis fou de joie.
   Mon père me dévisage intensément. Il se demande qui est ce jeune homme qui l'a terrassé. Il sent qu'il y a anguille sous roche. Tous mes gènes hurlent :
" Je suis une prolongation de ta chair que tu as refusée et qui maintenant se retourne contre toi ! "
   J'empoche les billets qu'il me tend. Et, en plus, je suis riche. Le voilà, mon héritage.
   Il est sur le point de parler. Je sens qu'il a envie de parler. Il va me poser une question. Nous allons discuter. Je lui parlerai de maman. Et puis non. Sa bouche frémit. Il ne dit rien et s'en va.

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