mercredi 19 septembre 2018

175. JACQUES. 26 ANS


   Aujourd'hui, c'est mon anniversaire. Je m'enferme dans les W-C et je fais le point sur ma vie. À vingt-six ans, j'ai tout raté. Je n'ai pas bâti de cellule familiale. Je n'ai pas de compagne, je n'ai pas d'enfant, je vis seul en rat indépendant, mais solitaire. D'accord, j'exerce le métier qui me plaît le plus, mais on ne peut pas dire que j'aie réussi dans l'écriture.
   Mona Lisa II est décédée d'un excès de cholestérol. Je l'ai enterrée à côté de Mona Lisa I.
   Mona Lisa III est encore plus grasse que sa devancière. Elle a de la cellulite aux pattes (le vétérinaire n'avait jamais vu ça). Elle aime se blottir contre moi. Ensemble, nous regardons la télévision. À l'émission littéraire qui a cette semaine pour thème " La nouvelle littérature ", l'invité-vedette est encore Mérignac.
   Il déclare éprouver parfois des angoisses existentielles et se poser des questions. Je crois qu'il se vante.
   Mérignac ne se pose pas de questions, il a déjà trouvé toutes les réponses. Mona Lisa III me souffle quelque chose à l'oreille. Ça ressemble à " miaou " mais je sais qu'elle me prévient qu'elle a faim.
   - Voyons, Mona Lisa III, cela fait déjà trois boîtes de pâtée spécial foie et cœur mijotés que tu engloutis !
- Miaou, répond l'intéressée sans vergogne.
- Il n'y en a plus et il pleut !
- Miaou, insiste l'animal.
   On voit que ce n'est pas elle qui va sortir dans le froid et l'humidité à la recherche d'une épicerie encore ouverte. Je crois qu'avec les chats, je triche. Ce qu'il me manque, c'est une compagne humaine. Je commence à prendre conscience que le problème doit venir de moi. C'est moi qui choisis des filles compliquées qui m'entraînent toujours dans la même impasse. Mais comment me reprogrammer ?
   Mona Lisa III persistant à miauler, j'éteins le téléviseur, enfile un imperméable sur mon pyjama et pars à la recherche d'une boîte de pâtée pour chats. Des voisins me saluent. Ils n'ont jamais lu mes livres mais comme je passe pour être un auteur de science-fiction, je suis devenu une figure pittoresque du quartier. La grande surface du coin est déjà fermée, et chez l'épicier il n'y a plus de pâtée " foie et cœur mijotés ", il ne reste que du " thon- saumon sauce curry ". Je connais ma Mona Lisa III, à part le " foie et cœur mijotés ", elle ne supporte que la " daurade farcie au caviar ". Il y en a mais c'est cher.
   Je n'ose pas rentrer les mains vides. La boîte " daurade farcie au caviar " me nargue. Bon, après tout c'est mon anniversaire. Puisque je vais le passer en tête à tête avec mon chat, fêtons-le ensemble. Je prends pour moi des spaghettis déshydratés. Et pour le dessert ? Une île flottante. Je m'apprête à saisir la dernière qui reste au rayon " frais " quand une main s'empare du pot en même temps que moi. Sans réfléchir, je tire plus fort que l'autre. Gagné. Je me retourne pour voir qui était mon adversaire. C'est une jeune fille qui me dévisage, les yeux écarquillés.
- Vous ne seriez pas Jacques Nemrod ? J'acquiesce.
- L'écrivain Jacques Nemrod ?
Je la regarde. Elle me regarde. Elle étire un large sourire et me tend la main.
- Nathalie Kim. J'ai lu tous vos livres.
   Sans m'en rendre compte, je recule et me heurte à quelque chose de dur qui cède dans mon dos. Toute une montagne de boîtes de petits pois s'effondre sur moi.


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