mercredi 19 septembre 2018

146. JACQUES. 22 ANS ET DEMI

René Charbonnier me demande de réduire mon roman de volume. De mille cinq cents pages, je passe donc à trois cent cinquante, de huit batailles, je passe à une, de vingt personnages principaux, je passe à trois et de cent quatre-vingts décors, je passe à douze.
   D'ailleurs, l'exercice qui consiste à ne conserver que l'essentiel me paraît salutaire. Je réécris, je peaufine et peaufine encore chaque ligne. Puis je coupe carrément tout le début et toute la fin de mon texte. Ainsi on entre plus vite dans l'histoire et on en sort plus vite aussi. C'est comme une montgolfière que j'allège afin qu'elle puisse mieux s'élever. Plus mon manuscrit s'améliore, plus Gwendoline devient nerveuse. Elle marmonne : " Oui, pour toi tout marche. Ce n'est pas à moi que ça arriverait. Je réponds : " C'est mieux pour nous deux qu'il y en ait un au moins qui réussisse. Ainsi, il peut aider l'autre. "
   La phrase est mal choisie. Gwendoline aurait préféré que les rôles soient inversés. Que ce soit elle et non moi qui soit publié afin de démontrer qu'elle aussi est capable d'aider les autres. Ma réussite ne lui fait que prendre davantage conscience de sa non-réussite.
   Plus la date de publication approche, plus elle devient agressive et je me retrouve presque obligé de m'excuser d'être édité. Elle finit par déclarer carrément : " Si tu m'aimes vraiment, tu dois trouver en toi la force de renoncer à publier ce livre. "
   Je ne m'attendais pas à ce que son envie s'exprime aussi crûment. Je lui promets de l'emmener en vacances si Les Rats rapportent de l'argent. Elle me répond qu'elle déteste les vacances et que, de toute façon, mon roman est trop mauvais pour intéresser qui que ce soit.
   Il se passe peu de temps avant que Gwendoline me quitte pour aller refaire sa vie avec Jean-Benoît Dupuis, psychiatre spécialisé dans la spasmophilie.
   - Je te quitte pour Jean-Benoît car lui au moins a eu le courage de prononcer les seuls mots que tu as été incapable de me dire pendant toute notre relation : " Je t'aime. "
   Je me sens abandonné, Mona Lisa aussi. Nous commencions à nous habituer à cette présence furtive.
   Je passe à nouveau du temps enfermé à lire dans les W-C. Gwendoline ne tarde pas à me téléphoner pour me tenir informé de son bonheur : " J'ai trouvé l'homme qu'il me faut. Jean-Benoît est parfait. " Et puis, ça se gâte. " Il est devenu fou furieux quand il a appris que je t'appelais. "
Pourtant, elle appelle toujours. Quelques écailles lui sont tombées des yeux.

Elle pense que son psychiatre souffre d'un complexe d'infériorité en raison de sa petite taille. Il en veut à tous les gens plus grands que lui. Comme il est spécialiste en spasmophilie, il a affaire généralement à des clientes déprimées et faciles à manipuler. Il s'amuse à interférer dans leur vie pour voir jusqu'où va son pouvoir de manipulation. Après plusieurs tentatives de suicide de patientes, les familles ont demandé qu'il soit rayé de l'Ordre. Mais comme il est ami du ministre de la Santé, personne n'a pu l'inquiéter.
   Un jour, par hasard, je rencontre Gwendoline dans la rue, elle se rendait au pressing pour déposer des vestes de Jean-Benoît. Elle a un bras en écharpe. Son visage est émacié. Elle dissimule un œil au beurre noir sous des lunettes de soleil.
   Elle me voit. D'abord, elle veut me fuir, puis elle se ressaisit. Elle me touche doucement la main. Enfin, elle sourit et dit :
- Tu ne peux pas comprendre, c'est l'amour. Dupuis m'aime tellement. Puis elle déguerpit.
   Après ça, je n'ai plus eu de nouvelles de Gwendoline. Cette histoire me perturbe.
   Je me lance dans ma fuite habituelle, l'écriture : la suite des Rats puisque le premier tome est sur le point de paraître. C'est le moment que mon ordinateur choisit pour me laisser tomber. Une panne inexplicable : et je perds tous les textes accumulés dans le disque dur !
   Cela me fait un drôle d'effet, perdre ma fiancée et perdre tous mes chantiers, c'est mourir un peu. Je décide de renaître et, derechef, je recommence à écrire. Il me vient l'idée d'un personnage supplémentaire, une représentation de Dupuis.
Après tout, c'est la première fois que mon chemin croise celui d'un vrai
" méchant ". Alfred Hitchcock le soulignait, ce qui fait la valeur d'une histoire, c'est la qualité du méchant. Avec Dupuis, je tiens un antihéros d'autant plus crédible qu'il existe vraiment. Je l'introduis dans mon Ode aux Rats et tous mes autres personnages prennent davantage de relief.
   J'écris assidûment, mais je ne sais pas pourquoi cette histoire n'en finit pas de me tourmenter. Avec Gwendoline, j'ai pris conscience qu'il est impossible d'aider les autres malgré eux, et cette révélation me navre. J'écris mais je commence à traverser une nouvelle crise de défaitisme. Comme d'habitude ça me fait du mal à retardement. Ça me fait même oublier mon plaisir d'être bientôt publié.
   Je m'enferme dans les W-C et, au lieu de lire, je rumine " À quoi bon ? " Je crois que je n'ai pas réalisé le souhait de Mlle Van Lysebeth, je n'ai pas trouvé ma place. Peut-être que je suis complètement à côté de ma mission... et pas du tout écrivain. À quoi bon insister ?...

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