mercredi 19 septembre 2018

135. JACQUES. 21 ANS


   Au restaurant, l'un de mes collègues veut appeler la police car une cliente n'a pas d'argent pour payer son déjeuner.
   Je l'examine. Elle est frêle, fragile, toute de noir vêtue. Elle ressemble à un oiseau tombé d'un nid. Elle tient un livre à la main, Des fleurs pour Algernon, de Dany Keyes.
   Je règle l'addition à sa place et je lui demande de quoi parle son livre. Elle me remercie, me dit que je n'aurais pas dû faire ça, puis elle consent à me parler de son livre. C'est l'histoire d'un homme, un débile mental, qui devient petit à petit intelligent grâce à un traitement chimique qui a déjà fonctionné sur une souris nommée Algernon. Le malade mental raconte sa vie et sa guérison à la première personne du singulier et c'est comme si son cerveau découvrait de nouveaux sens. L'écriture elle-même évolue. Quand il était encore idiot, il faisait une faute d'orthographe par mot, n'utilisait pas de ponctuation, mais au fur et à mesure du traitement, il progresse.
   Elle se présente. Elle se prénomme Gwendoline. Elle ajoute qu'à sa connaissance cet écrivain, Dany Keyes, n'a rien écrit d'autre, mais qu'après un tel chef-d'œuvre il peut mourir tranquille. Il a accompli sa " mission pour l'humanité ". Il a réalisé l'œuvre pour laquelle il est né. Gwendoline pense que nous avons tous une œuvre à produire, et qu'alors seulement on peut mourir.
   Je la regarde. Elle a des yeux brillants, en amande, et la peau très claire. Je me dis qu'une fille qui lit de la science-fiction ne peut pas être foncièrement inintéressante. Et puis ce qui me plaît chez elle, c'est qu'elle a l'air encore plus égarée que moi.
   Nous marchons. Elle m'explique qu'elle est une poétesse maudite. Je lui dis que ça tombe bien, étant moi-même écrivain maudit.
   Gwendoline dit qu'on est là pour souffrir et qu'on apprend par le biais de nos erreurs.
   Ensuite, nous marchons sans parler. Je prends sa main glacée et je la réchauffe dans la mienne. Elle s'arrête, me fixe avec son air de petite souris perdue et me dit qu'elle me trouve très sympathique, qu'elle a envie de faire l'amour avec moi, mais qu'elle a rendu complètement malheureux tous les hommes avec lesquels elle est déjà sortie.
   - Je serai la première exception.
   - Je porte la poisse, soupire-t-elle.
   - Je ne suis pas superstitieux. Et vous savez pourquoi ? Parce que être superstitieux... ça porte malheur.

Elle fait semblant de rire, puis me conseille à nouveau de la fuir.
   Quelques semaines plus tard, j'installe cette petite souris abandonnée dans mon studio. Gwendoline s'avère très vite une excellente maîtresse de maison. Problème : quand nous faisons l'amour, j'ai l'impression qu'elle y consent pour me rendre service ou pour payer son loyer.
   Parfois, elle me dévisage avec ses grands yeux et me dit : " Je ferais mieux de partir, je suis un trop grand poids pour toi ". Je tente alors de la consoler. Je lui offre des vêtements de couleur. Le noir à la longue, c'est un peu monotone. Elle les essaie une fois et ne les porte plus. Je l'emmène au cinéma voir des films des Monty Python. Elle est la seule dans la salle à ne pas rire. Je lui parle de la
" télévision zen " : ma nouvelle philosophie de l'absence absolue de pensée grâce à la fréquentation intense de la télévision.
   Sans résultat. Mona Lisa II vient vers elle pour se faire caresser mais elle passe mécaniquement une main dans sa fourrure, comme sans y penser.
   Le soir, elle se glisse doucement dans mes draps, colle les deux glaçons de ses pieds contre mes mollets, me demande si je souhaite faire l'amour comme on demande à un contrôleur s'il faut composter son billet pour avoir le droit de franchir le portillon, puis s'endort en ronflant très fort. Au milieu de la nuit, elle me roue de minuscules coups de pied, gesticule et semble régler ses comptes avec un ennemi imaginaire auquel elle s'adresse en poussant de petites plaintes.
   Mona Lisa II et moi, nous décidons de relever le défi : sauver cette demoiselle en détresse coûte que coûte.
   Elle oublie sa cigarette allumée entre les draps et mon charmant studio connaît un début d'incendie. Elle laisse les robinets ouverts et la salle de bains est inondée. Elle oublie de fermer la porte à clé et des visiteurs inattendus en profitent pour me voler ma chaîne hi-fi.
   Chaque fois elle se confond en excuses, pleure à gros sanglots et vient se blottir dans mes bras en rappelant : " Je t'avais bien dit que je porte la poisse. " Et chaque fois, je réponds " Mais non, mais non..."
   La présence de Gwendoline chez moi me donne envie de tout réécrire et d'améliorer Les Rats. Je me dois d'être un gagnant pour nous deux. Je pousse le chat. Je jette un drap sur la télévision pour qu'elle cesse momentanément de me narguer de son grand œil carré. Je me remets devant ma machine à traitement de texte et, pour la trentième fois, je recommence mon roman sur les rats, page 1.
   Je dois placer la barre beaucoup plus haut encore. Il faut une intrigue qui captive l'attention même des éditeurs les plus obtus.
   Nouvelle idée : créer un lieu au fond d'un égout où il se passe des faits mystérieux et terribles que je ne décrirai pas. Ce qui excite le plus l'imaginaire, c'est ce qui n'est pas montré. Pour chaque lecteur, il y aura au fond de mon

égout ce qu'il redoute le plus.
   Mona Lisa II me signale du bout de son museau que je dois parler d'un miroir. Faire une scène où un rat se voit dans un miroir. Tu sais tout, toi, ma Mona Lisa ! Je t'écouterai toujours. Ici ce n'est pas ma planète, mais toi tu es de ma planète. Je viens peut-être du royaume céleste des chats. Chez les Égyptiens, les chats étaient des animaux sacrés considérés comme des dieux.
Mona Lisa II est peut-être la muse que j'ai toujours recherchée. J'écris toute la nuit.

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