mercredi 19 septembre 2018

157. IGOR. 23 ANS


   J'entame une carrière de " malade professionnel " plutôt agréable. Le docteur Tatiana Mendeleiev et moi, nous nous lançons dans une tournée des hôpitaux en et hors de Russie. Tout le monde s'intéresse à mon nombril cancéreux. " Ça vous fait mal ? " me demande-t-on. Au début, je répondais que non mais je sentais bien que cette absence de douleur décevait mes interlocuteurs. Comment peut-on s'intéresser à quelqu'un qui ne souffre pas ? J'ai rectifié : " Oui, ça m'empêche de dormir ", puis : " Oui, comme c'est situé au centre de mon corps, ça irradie partout ", et enfin : " C'est au-delà de tout. "
   Phénomène intéressant, depuis que je réponds " oui ", j'ai effectivement mal. Même mon corps parait décidé à m'aider à mieux jouer mon rôle. N'empêche, pour un type blessé aussi souvent que moi au combat, ce cancer, fût-il du nombril, n'est qu'un petit bobo ridicule.
   Tatiana dit qu'elle veut refaire mon éducation. Elle m'apprend à aimer les gros livres. Elle m'en a offert récemment un qui m'a particulièrement intéressé. C'est une traduction d'un roman occidental intitulé Les Rats.
   C'est l'histoire d'un rat dans une horde de rats qui veut sortir des rapports dominants-dominés pour inventer une manière de vivre avec les autres basée sur la coopération-réciprocité-pardon. Simultanément, le rat héros mène une enquête pour découvrir qui a tué le roi des rats et s'aperçoit que tous les rats dominants se sont unis pour lui dévorer le cerveau, convaincus qu'ainsi ils s'imprégneraient de sa personnalité. Par moments, il y a même des passages de guerre entre rats qui me rappellent des épisodes de ma guerre avec les Tchétchènes.
   Tatiana Mendeleiev fait irruption dans ma chambre. Elle me dit qu'on ne peut pas vivre seul, qu'il faut un peu d'amour dans la vie. Elle me saisit le menton et me vrille un baiser profond avant même que j'aie le temps de comprendre ce qu'il se passe. Ses lèvres ont un goût de cerise et sa peau est de soie. Je n'ai jamais connu encore tant de douceur.
   Tatiana me dit qu'elle veut vivre avec moi, mais qu'elle a son mode d'emploi. Elle précise :
- Je suis comme les plantes vertes. Il faut beaucoup me parler. Nous faisons l'amour.
   La première fois, je suis tellement ému que je grelotte de plaisir. La deuxième fois, j'ai l'impression de renaître. La troisième, j'oublie tout ce qui m'est arrivé de mauvais depuis ma naissance.
Ensemble, nous allons au cinéma voir un film avec Venus Sheridan, Les

Renards. Elle y joue quasiment le rôle de Stanislas, si ce n'est que lorsqu'elle utilise le lance-flammes je vois bien qu'elle oublie de remonter la sécurité. Je suis, du coup, le seul à rire aux éclats quand elle surgit. C'est donc ainsi que les Occidentaux s'imaginent que nous faisons la guerre ? Ensuite, avec Tatiana, nous retenons une table dans un bon restaurant et nous ne lésinons pas sur la vodka, les blinis et le caviar. C'est le ministère de la Santé qui régale.
   Nous faisons souvent l'amour. Ma doctoresse adore ça. Nous parlons beaucoup aussi. Elle me raconte qu'elle a rencontré une hypnotiseuse péruvienne, Nathalie Kim, qui lui a proposé une régression. Elle a ainsi découvert que, dans sa vie précédente, elle était une infirmière française du nom d'Amandine Ballus qui accompagnait des gens dans des expériences aux frontières de la mort. Je réponds que moi, je crois l'avoir déjà connue dans ma vie précédente et l'avoir déjà aimée.
Nous nous embrassons.
   Lorsque je fais l'amour avec Tatiana, je voudrais me dissoudre en elle pour redevenir fœtus. Je ne l'ai pas seulement élue comme femme, mais aussi comme mère. Je veux m'enfoncer entièrement en elle et qu'elle me porte neuf mois, qu'elle me donne le sein, qu'elle me lange, qu'elle me nourrisse à la cuillère et m'apprenne à lire.
   Quelle belle vie ! Je ne joue plus au poker. Je n'ai plus envie de frayer avec le milieu malsain des casinos. Après tant de souffrances, j'ai droit à un peu de repos et de plaisir.
   Vassili passe nous voir de temps en temps et nous mangeons en famille. Il me parle de son travail qui le passionne de plus en plus. Depuis qu'il a insufflé la peur de la mort à ses programmes informatiques, de crainte de disparaître, ils développent de nouveaux sens. Dès qu'ils sont branchés sur le réseau Web international, ils cherchent à se... reproduire.
   - Ils sont en quête d'immortalité, plaisante-t-il.
   Vassili est un génie. Quand il parle de ses ordinateurs, on dirait qu'il parle d'animaux vivants. Il m'a apporté la dernière version de son logiciel de poker. Non seulement celui-ci sait bluffer, mais il donne des signes de peur.
   - Il redoute vraiment de perdre ?
   - Il est programmé de façon à croire que plus il perd, plus il se rapproche de la mort. Ce logiciel est le douzième d'une nouvelle génération qui s'auto- reproduit. Plusieurs jouent entre eux et testent leurs capacités, les plus forts se reproduisent, les plus faibles disparaissent. Je n'interviens même plus. Ils s'auto- sélectionnent, ils sont de plus en plus performants et de plus en plus angoissés.
   - L'angoisse serait un élément d'évolution dans leur monde ?
- Qui sait ? Peut-être dans le nôtre aussi. Quand on est satisfait de son existence, on n'a aucune raison de vouloir en changer.
   Je tente une nouvelle partie avec son logiciel de poker. Cette fois la machine me bat. Je recommence et elle me bat encore. Je m'entête mais, subitement, elle tombe en panne.
   - Les pannes inexpliquées, c'est le problème numéro un, reconnaît mon ami. On dirait parfois que quelqu'un, quelque chose nous retient dans nos découvertes.
   Il propose de remplacer sa machine et de jouer directement avec moi. Mais j'ai promis à Tatiana de ne plus jouer aux cartes avec des humains. Ma doctoresse survient et me prend dans ses bras. Elle me caresse le dos.
   Tatiana, c'est ma bonne surprise dans une vie qui ne m'avait jusqu'alors réservé que des désagréments. Je fais un vœu : avoir encore une bonne surprise.

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