mercredi 19 septembre 2018

139. IGOR. 21 ANS ET DEUX MOIS

   Je m'applique. Avec mes Loups, nous ravageons la contrée. Nous prenons d'assaut des positions ennemies avec un taux de pertes très acceptable. Un jour, le colonel Dukouskoff vient nous retrouver sur le front. Le colonel a l'air ravi. Il me prend par les deux épaules et me déclare de but en blanc :
   - J'ai une très bonne nouvelle.
   Je me dis que ce doit être les nouvelles Kalachnikovs. Depuis le temps qu'on nous a promis de remplacer notre vieux matériel, je ne vois que ça comme bonne nouvelle. Je sais déjà qui sont les gars auxquels je confierai la nouvelle arme pour la tester.
   - La guerre est finie.
Je cesse de respirer. Il répète.
- C'est la paix. J'articule avec difficulté :
   - La... paix...
   Ainsi donc les corrompus du Kremlin, sous l'emprise des capitalistes mafieux américains, ont décidé de signer un traité avec des représentants des troupes tchétchènes. C'est la pire chose que je pouvais entendre. Je voudrais que cet instant n'ait jamais existé. La paix. LA PAIX ?!! Alors qu'on était sur le point de vaincre ?! Je n'ose demander pourquoi ils ont baissé les bras. Je n'ose signaler que peut-être, à cette seconde, mes Loups ont pris d'assaut un point stratégique. Je n'ose évoquer les atrocités que j'ai vu commettre par les Tchétchènes, les enfants qu'ils utilisaient comme boucliers vivants, les tortures subies par mes hommes capturés. Et c'est avec eux qu'on va faire la paix ? Je demande avec encore un peu d'espoir :
- C'est... c'est une plaisanterie ? Il est étonné.
- Non. C'est officiel. Ça a été signé hier. J'ai comme une défaillance.
   Dukouskoff doit croire que c'est l'émotion due au bonheur. Il me soutient le bras. Est-il possible que les gens se fourvoient à ce point ? Qu'ils ne se rendent pas compte ? On était sur le point de gagner cette guerre ! On allait tout gagner ! Et... on négocie. Négocier quoi ? Le droit de tout perdre !
Que va-t-il advenir de moi maintenant ?
   J'abandonne ma forêt, ma horde, mon grand air. Je rends mon uniforme, mes armes, mes bottes. Je rentre avec un convoi à Moscou et me replonge dans l'univers des villes aux lignes géométriques.

   Gengis Khan, parait-il, abhorrait les villes. Il disait que le seul fait de serrer des humains sur un petit territoire ceinturé de murs entraînait le pourrissement des esprits, l'encombrement des ordures, la prolifération des maladies et une mentalité mesquine. Gengis Khan a détruit le plus de villes qu'il a pu, mais les citadins ont eu le dernier mot.
   Je retourne à la vie civile. Il me faut trouver un logement et je ne sais pas remplir les papiers. Je hais la paperasserie... Je loue un appartement minuscule, laid, bruyant et cher, avec une flopée de voisins qui me regardent de travers. J'ai la nostalgie des bivouacs en plein air. Où sont mes arbres ? Où sont mes Loups ? Où est mon air pur ?
   Je me sens engoncé dans des vêtements civils, peu gracieux et peu pratiques. Pantalon, polo et pull. Ça manque de poches et les étoffes sont trop molles pour que j'y accroche mes médailles.
   J'ai du mal à me réinsérer dans la société civile. À la guerre, il suffisait de se battre pour obtenir ce qu'on voulait. Ici une seule règle prévaut : l'argent. Il faut payer, toujours payer.
   Je croyais que mes états de service m'aideraient, mais c'est le contraire. Les planqués se méfient des anciens combattants. Je passe et repasse sur mon magnétoscope les films de Stallone et de Schwarzenegger et je bois de la vodka jusqu'à sombrer dans le sommeil. Vivement que nous déclarions la guerre à l'Occident. Je suis plus que prêt.
   Un facteur sonne à ma porte. Il m'apporte ma première solde de retraité. J'ouvre l'enveloppe et compte les billets. Ma solde de sauveur de la nation équivaut à la moitié du salaire mensuel d'un vendeur de sandwiches !
   J'ai droit à mieux. Je veux davantage d'argent. Je veux un grand appartement. Je veux une datcha à la campagne comme les hauts fonctionnaires. Je veux une grosse limousine. J'ai assez souffert, maintenant je veux être riche.
Hé, là-haut ! mon ange gardien, si tu m'entends : JE VEUX ÊTRE RICHE.

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