mercredi 19 septembre 2018

190. VENUS. 35 ANS

Je ne parviens pas à tomber enceinte.
   Comme nous souhaitons tous deux un enfant, Raymond opte donc pour une fécondation in vitro. On m'a implanté sept œufs fécondés dans le corps afin qu'un, au moins, aille jusqu'au bout de ma grossesse.
Dès lors mon ventre enfle et je deviens difforme.
   Sans Raymond, j'aurais très mal vécu cette expérience. Elle me rappelait mes phases boulimiques. Être enceinte constitue l'expérience la plus intense que j'aie jamais connue. Grâce aux échographies, je distingue parfaitement cinq fœtus filles et deux garçons. Il paraît que, lorsqu'on a des filles, c'est qu'on aime sa maman. Je l'aime donc à cinq sur sept. Les garçons sont calmes. Les filles s'agitent. Il y en a même une qui se livre à des entrechats dans le liquide amniotique, une réincarnation de Salomé, peut-être.
   Tout mon corps se modifie. Il n'y a pas que mon ventre qui gonfle, mes seins aussi et mon visage s'arrondit. Mon esprit également.
   Contrairement aux prévisions des médecins, les sept fœtus vivent. Je suis donc transformée en une grosse barrique plus facile à rouler qu'à faire marcher. Ces septuplés, c'est vraiment la meilleure blague que pouvait nous réserver le destin. Comment mieux régler mes problèmes avec mon double qu'en observant comment eux les régleront avec les leurs ?
   Le beau jour de la naissance arrive. Raymond pratique une césarienne et sort une par une sept petites boules roses gluantes et bientôt glapissantes.
   Je comprends mieux maintenant ma maman. Parent, c'est un métier dans lequel il est impossible de réussir.
Il faut se contenter de faire le moins de mal possible.
La nuit, Raymond se lève pour nourrir toute la couvée au biberon.
   Nous sommes bien tous les neuf. Les septuplés grandissent gentiment et je reste à la maison pour les surveiller. Le soir Raymond rentre toujours soit avec des fleurs, soit avec des chocolats, soit avec des jouets pour les petits, soit avec des cassettes vidéo qu'on se passe au lit avant de dormir.
   Je n'ai plus aucun souhait à formuler. Tout ce que je désire, c'est que demain soit un autre aujourd'hui.
   Surtout pas d'évolution, pas de surprise, pas de changement. Je rêve que la vie soit comme un disque tournant en rond à l'infini, que tous les matins je retrouve Raymond Lewis me préparant mon petit déjeuner avec les céréales, le jus d'orange frais pressé, le lait froid, les bananes.
J'ai rarement ressenti une telle plénitude. Pour m'assurer d'échapper aux surprises, j'ai complètement renoncé à mon métier d'actrice. C'est parfait. Les gens ne me verront pas vieillir et conserveront toujours l'image de Miss Univers qu'ils ont adulée dans mes films.
   J'aime Raymond Lewis et il m'aime. Nous nous comprenons à demi-mot. Tous les dimanches, nous allons pique-niquer au même endroit. Tous les vendredis soir la famille de mon mari nous convie à un grand repas plantureux. Tout est bien.
   Je ne vois plus maman car elle a trop de sautes d'humeur. Avec le recul, je crois que j'ai toujours rêvé d'être fermière. Comme Ava Gardner vers la fin de sa vie : cultiver mon jardin, faire pousser des choux et des tomates. Arracher les mauvaises herbes. Vivre au milieu de la nature. Posséder des chiens.
   Ma beauté m'a empêchée de développer mes goûts simples. Ma beauté a été longtemps ma malédiction. Si je devais renaître, je choisirais de me réincarner laide. Pour être tranquille. Dans le même temps, j'ai la hantise de vieillir et de devenir moins belle. Les actrices finissent toutes en momies et il y a toujours des paparazzi pour voler la photo qui anéantira toute une carrière. Je souhaite que ma beauté ne se fane pas.
Raymond m'offre un voyage en France.
   Nous nous promenons en voiture du côté de Nice, près d'un petit village qui s'appelle Fayence. Nous avons laissé les enfants à sa mère et nous avons loué une décapotable pour profiter du bon air. Les cigales chantent sur les bas-côtés de la route et je respire des odeurs de lavande.
Il fait beau. Pourvu que le temps ne change pas !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire