mercredi 19 septembre 2018

119. JACQUES

Je regarde mes six rats dans leur cage de verre. Ils me regardent. Le chat se tient à distance. J'ai l'impression qu'ils ont compris que je parlais d'eux. Alors ils se donnent de plus en plus en spectacle contre la vitre. Dommage que je ne puisse leur lire comment je les ai mis en scène.
   Mona Lisa II vient se frotter contre moi afin de vérifier que je ne l'ai pas remplacée dans mon cœur par ces monstres aux dents pointues.
Je relis mon travail.
   En fait, ce roman, il part dans tous les sens. On ne comprend pas pourquoi les scènes s'enchaînent ainsi et pas autrement. Je me rends compte qu'il me faut construire un échafaudage qui soutiendra toute l'histoire et fera que les scènes tomberont à tel endroit et non à tel autre, de façon purement aléatoire. Utiliser une structure géométrique ? Bâtir une histoire en forme de cercle ? Je teste. À la fin du récit, mes personnages se retrouvent dans la même situation qu'au début. Déjà vu. Une histoire en forme de spirale ? Plus on avance, plus le récit s'élargit et débouche sur l'infini. Déjà vu aussi. Construire une histoire en ligne ? Banal tout le monde fait ça.
   Je songe à des figures géométriques plus compliquées. Pentagone. Hexagone. Cube. Cylindre. Pyramide. Tétraèdre. Décaèdre. Quelle est la structure géométrique la plus complexe ? La cathédrale.
   J'achète un livre sur les cathédrales et je découvre que leurs formes correspondent à des structures liées aux dispositions des étoiles dans le cosmos. Parfait. Je vais écrire un roman en forme de cathédrale. Je choisis pour modèle celle de Chartres, pur joyau du treizième siècle, regorgeant de symboles et de messages cachés.
   Je reproduis méticuleusement le plan de la cathédrale sur une grande feuille de papier à dessin et m'arrange pour que les évolutions de mon récit s'intègrent dans ses repères millénaires. Les croisements de mes intrigues correspondront aux croisements des nefs, mes coups de théâtre aux clefs de voûte. La méthode m'incite à m'amuser davantage en multipliant les développements parallèles.
   Mon écriture devient plus fluide, les trajectoires de mes personnages s'inscrivent naturellement dans cette structure parfaite.
   J'écoute de la musique de Bach. Jean-Sébastien Bach usait aussi pour ses compositions de structures de type cathédrale. Parfois, deux lignes mélodiques se croisent donnant à l'oreille l'illusion d'en entendre une troisième que pourtant aucun instrument ne joue. J'essaie de reproduire cet effet dans mon écriture avec deux intrigues qui se chevauchent pour créer l'idée d'une troisième, imaginaire

celle-là.
   La cathédrale de Chartres et Jean-Sébastien Bach constituent mon échafaudage secret. Portés par cette charpente, mes personnages prennent le large et mon écriture accélère. J'arrive à écrire vingt pages définitives par jour au lieu des cinq à revoir habituelles. Mon roman devient de plus en plus épais. 500, 600, 1 000, 1 534 pages... Davantage qu'un simple polar, c'est " Guerre et Paix chez les rats ".
Ça me semble enfin suffisamment solide pour être lu.
   Il ne me reste plus qu'à trouver un éditeur. J'expédie mon manuscrit par la poste à une dizaine des principales maisons d'édition parisiennes.


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