mercredi 19 septembre 2018

151. IGOR. 22 ANS ET DEMI

Je meurs. Je sors de mon corps. La lumière m'attire au loin. Je vole vivement vers elle. Et puis, soudain, je m'immobilise, incapable d'aller plus loin. Une corde argentée part de mon ventre et quelqu'un la tire pour me faire redescendre. Je repars vers la Terre.
   - Ça y est. Nous l'avons récupéré !
   Ils poussent des cris de joie comme si je venais de naître. Elle était pourtant jolie cette lumière dans le ciel, là-bas.
   On m'installe dans un lit, on me couvre, on me borde et je m'endors. Je ne suis plus mort. À mon réveil, une fille blonde aux grands yeux verts et au décolleté vertigineux est penchée sur moi.
   C'est un ange et je suis au Paradis. J'ai un mouvement vers elle, mais les différentes perfusions qui me retiennent, branchées dans mon bras, m'enlèvent immédiatement toute illusion. Il y a aussi cette douleur lancinante au ventre.
   Cette fille sublime me dit que j'ai passé une semaine dans le coma et que l'équipe médicale a cru que je ne m'en sortirais jamais. Ma robuste constitution m'a cependant permis de tenir le coup. Elle me dit que j'ai sans doute été attaqué par des voyous dans la rue et que j'ai perdu beaucoup de sang. Par chance, j'appartiens à un groupe sanguin très répandu, AB +, et ils avaient suffisamment de plasma en stock pour réparer les dégâts.
   Un badge en haut de la blouse blanche précise que l'ange se nomme Tatiana. Tatiana Mendeleiev. Elle est doctoresse et c'est elle qui est chargée de mon cas. Elle admire ma résistance. Je défie les lois de la médecine, dit-elle. Malgré tout, elle a une très mauvaise nouvelle à m'annoncer. Elle baisse ses yeux.
   - Soyez fort. Vous avez un... cancer.
   C'est donc ça, la mauvaise nouvelle ? Bof ! Après avoir approché la grande lumière de la mort là-haut dans le ciel, après avoir affronté ma mère, la mitraille, les éclats de grenades et les roquettes de Tchétchénie, après le coup de poignard de Piotr, un cancer, ça me parait plutôt bénin.
La doctoresse me prend tendrement la main.
   - Mais votre cancer n'est pas n'importe quel cancer. C'est un cancer inconnu jusqu'ici. C'est un cancer du nombril !
   Cancer du nombril ou cancer du petit doigt, je ne vois pas ce que cela change. Je vais mourir de maladie, point barre. Il faut que je profite au mieux de ce qui me reste de vie avant d'entreprendre mon prochain envol vers la lumière des cieux.
- J'ai une grande faveur à vous demander, reprend la beauté sans lâcher ma main. J'aimerais que vous soyez mon patient. S'il vous plaît, permettez-moi d'étudier de plus près votre maladie.
   Tatiana m'explique que je suis un cas unique. Le nombril est une zone morte, inactive, le reliquat du rapport à la mère. Il n'y a aucune raison qu'un cancer se développe à cet endroit précis.
   La doctoresse est férue de psychanalyse. Elle sort un carnet et un stylo et me demande des précisions. Je n'ai pas besoin d'en rajouter : ma mère qui voulait absolument m'assassiner, le duel au couteau à l'orphelinat puis le jour où une famille venait m'adopter, le centre de redressement pour mineurs, l'asile psychiatrique, la guerre en Tchétchénie... Fascinée, Tatiana presse plus fort ma main. Elle dit que j'ai développé des capacités de survie uniques.
   Mais ce qui la passionne chez moi, c'est mon cancer, cet inattendu cancer du nombril qu'elle a d'ailleurs déjà sobrement baptisé avec ma permission
" Syndrome de Mendeleiev ". Je vais devenir ce qu'elle appelle un " cobaye ". Si j'ai bien compris, un " cobaye ", c'est un malade professionnel. Le ministère de la Santé pourvoira à mon logement, ma nourriture, mon habillement, mes soins et mes frais divers. En échange, je me tiendrai à la disposition du corps médical, et plus spécialement de Tatiana. Je l'accompagnerai dans ses conférences dans le monde entier et je me prêterai à tous les examens qui lui permettront de suivre l'évolution de la maladie. Pour tous ces services, Tatiana me propose un salaire régulier.
   Elle cite un chiffre quatre fois supérieur à ma solde. Elle me regarde avec quelque chose d'implorant dans ses grands yeux verts.
   Dans quel monde étrange vivons-nous ? Quand on est héros de la guerre, on vous crache à la figure et lorsque vous avez un cancer, on vous adule.
   - Alors, vous acceptez ?
Je lui embrasse la main en guise de réponse.

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