mercredi 19 septembre 2018

169. JACQUES. 25 ANS

Cédant aux pressions de mon éditeur, je me rends au Salon du Livre de Paris pour une séance de dédicaces.
   Le Salon du Livre de Paris est devenu une tradition, une grande fête annuelle où tous les auteurs se retrouvent et retrouvent leurs lecteurs.
   Toute une foule se presse dans les allées, mais pour moi les clients sont rares. Je regarde le plafond, et j'ai l'impression de perdre un temps précieux que je pourrais mettre à profit en travaillant sur mon prochain ouvrage.
   J'ai écrit d'autres livres depuis Les Rats. Un sur le Paradis, un sur un voyage au centre de la Terre, un sur des gens qui savent utiliser les facultés inconnues de leur cerveau. En France, aucun n'a connu le succès. Rien qu'un petit bouche-à- oreille et de meilleures ventes en livre de poche. Mais mon éditeur reste confiant car, en Russie, mon public me fait un triomphe.
   J'attends. Quelques enfants s'approchent et l'un me demande si je suis célèbre. Je réponds que non mais le gamin me tend quand même un papier pour que j'y appose ma signature.
   - Lui n'est pas connu mais, on ne sait jamais, il pourrait le devenir un jour, explique-t-il à son voisin.
   Des badauds me prennent pour le libraire du stand et me réclament des titres d'autres auteurs. Une dame me demande où se trouvent les lavabos. Je bats la semelle sur la moquette. Une hôtesse installe Auguste Mérignac.
   Nous avons tous deux le même âge, mais guère la même prestance. Veste de tweed, foulard de soie, Mérignac en impose encore plus que la fois où je l'avais vu à la télévision. À peine Mérignac s'est-il assis qu'un attroupement se forme et qu'il commence à signer à tour de bras.
   Je guette désespérément un " lecteur à moi ", comme un pêcheur attend qu'un poisson morde à l'hameçon où il a oublié d'accrocher l'appât, tandis que son voisin remplit son épuisette. On s'empresse tant autour de Mérignac que, pour ne plus perdre de temps à répondre aux salutations, il enfile un casque de baladeur tout en signant machinalement les pages de garde sans la moindre dédicace.
   Comme par hasard l'essentiel de son public est constitué de jeunes filles. Certaines déposent discrètement sur sa table leur carte de visite avec leur numéro de téléphone. Celles-là, il condescend à leur jeter un regard pour voir si elles méritent le détour.
   Soudain, comme pris d'une fatigue au poignet, il fait signe à l'hôtesse qu'il s'arrêtera là pour aujourd'hui. Il repousse sa chaise, se lève sous les murmures de déception de celles qui ont attendu en vain et, à ma grande surprise, se dirige vers moi.
   - On marche pour discuter un peu ? Ça fait un moment que j'ai envie de discuter avec toi, Jacques.
Auguste Mérignac me tutoie !
- D'abord, je dois te dire merci, et ensuite tu me diras merci.
- Et pourquoi donc ? dis-je en lui emboîtant le pas.
   - Parce que je t'ai piqué l'idée principale de ton livre sur le Paradis pour en faire la matière de mon prochain roman. Je t'avais d'ailleurs déjà emprunté toute la structure des Rats pour écrire Mon bonheur.
   - Quoi, Mon bonheur, c'est un plagiat de mes Rats ?
   - On peut voir ça comme ça. J'ai transposé ton intrigue " rats " dans le monde des humains. Déjà ton titre ne valait rien, le mot " rat " fait fuir tout le monde, alors que chez moi, il y a " bonheur ". Ton livre souffrait, en plus, d'une mauvaise couverture mais ça, c'est la faute de ton éditeur. Tu devrais venir chez le mien. Il te vendrait mieux.
   - Vous osez m'avouer sans vergogne que vous me volez mes idées !
   - Voler, voler... Je les ai reprises et j'y ai rajouté du style. Chez toi, tout est trop concentré. Il y en a tellement, des idées, que le public ne peut pas suivre.
Je me défends :
- J'essaie d'être le plus simple et le plus direct possible. Mérignac sourit gentiment :
   - La mode littéraire actuelle ne va pas dans ce sens. J'ai donc mis au goût du jour un roman qui n'était pas de son temps. Tu devrais considérer mes emprunts comme un hommage et non comme un vol...
   - Je... je...
Le jeune homme chéri des jeunes filles me considère avec commisération.
   - Ça ne t'ennuie pas que je te tutoie ? me demande-t-il tardivement. Ne t'imagine pas que ma gloire t'était due. Tu n'as pas réussi parce que tu n'étais pas destiné à réussir. Même si tu avais rédigé Mon bonheur mot pour mot, tu n'aurais pas obtenu davantage de succès parce que toi, tu es toi, et moi, je suis moi.
Il me prend le coude.
   - Déjà tel quel, avec ton succès confidentiel, tu déranges. Tu énerves les scientifiques parce que tu parles des sciences sans être spécialiste. Tu énerves les croyants parce que tu parles de spiritualité sans te revendiquer de la moindre chapelle. Enfin, tu énerves les littéraires parce qu'ils ne savent pas dans quelle catégorie te ranger. Et ça c'est rédhibitoire.

Mérignac interrompt sa marche pour mieux me regarder.
   - Maintenant que je t'ai en face de moi, je suis convaincu que tu as toujours dû énerver tout le monde. Les profs à l'école, les copains et même ta famille... Et tu sais pourquoi tu énerves tellement ? Parce qu'on sent que tu as envie que les choses changent.
   Je veux parler, me défendre, mais n'y arrive pas. Les mots se coincent dans ma gorge. Comment cet être que j'ai toujours considéré comme sans intérêt m'a- t-il si bien compris ?
   - Jacques, tes idées sont d'une belle originalité. Alors, accepte qu'elles soient reprises par quelqu'un qui dispose du pouvoir de les faire vivre auprès d'un large public.
Je m'étouffe :
- Vous croyez que je ne réussirai jamais ? Il secoue la tête.
   - C'est plus compliqué que ça. Tu pourras connaître la gloire, mais à titre posthume. Dans cent, deux cents ans, et je peux te promettre que cela se produira, un quelconque journaliste désireux de prouver son originalité tombera par hasard sur un de tes livres et pensera : " Tiens, pourquoi ne pas mettre à la mode Jacques Nemrod, écrivain ignoré de son temps ? "
   Mérignac esquisse un petit rire qui n'a rien de méchant, comme s'il était sincèrement désolé pour moi, puis poursuit :
   - En fait, je devrais être jaloux. Moi, je tomberai dans l'oubli. Ne trouves-tu pas que toutes ces explications méritent un petit " merci " pour ma peine ?
   Je balbutie à mon propre étonnement un petit " merci ". Le soir, je m'endors plus détendu. On a décidément beaucoup à apprendre de nos ennemis.

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