mercredi 19 septembre 2018

149. IGOR. 22 ANS ET DEMI

J'ai dû me séparer de Stanislas. Il était devenu pyromane. Quand quelqu'un ne lui revenait pas, il commençait par mettre le feu à sa boîte aux lettres puis il incendiait sa voiture. Ça ne lui a pas suffi. Il a lancé un cocktail Molotov contre la représentation de la Tchétchénie à Moscou.
   Le psychiatre lui a déconseillé de toucher dorénavant aux allumettes, aux briquets et même aux pierres à feu. Mais il vient juste de récupérer un lance- flammes dans un magasin de surplus militaires et je crains le pire. Pauvre Stanislas... Encore une victime de la paix.
   Le poker devient un métier régulier si ce n'est que le casino est mon bureau, le restaurant du casino ma cantine, que je n'ai pas de retraite ni de Sécurité sociale et que les horaires de travail sont décalés. À ma table se présente cette fois un type barbu aux cheveux longs, plutôt mal habillé. À ma vive surprise, lui non plus ne regarde pas ses cartes avant de miser. Aurais-je lancé une mode ? Vais-je me retrouver désormais face à d'autres adversaires jouant à ma manière ? Le type se retire cependant avant que le pot n'ait atteint des sommets.
- Très honoré d'avoir joué avec vous, monsieur, dit-il. Il m'adresse ensuite un clin d'œil.
   La voix m'est indubitablement familière. Je la connais cette voix. Elle résonne comme si elle appartenait à quelqu'un de ma famille...
- Vassili !
   Sous ses poils de menton, je ne pouvais pas le reconnaître au premier coup d'œil. Il est toujours calme, toujours serein. Nous abandonnons la table à d'autres joueurs pour gagner le restaurant. Nous nous installons en tête à tête et, tout en dînant, nous parlons.
   Vassili est devenu ingénieur en informatique. Il met au point un logiciel d'intelligence artificielle qui confère un début de conscience aux ordinateurs. Il a longtemps recherché le moyen de donner aux programmes l'envie d'en faire davantage par eux-mêmes. Il a trouvé. Il les motive en leur insufflant la peur de la mort.
   - L'ordinateur sait que s'il ne réussit pas la mission fixée par son programmateur, il ira à la casse.
Cette crainte l'incite à se surpasser.
   La peur de la mort... Il est donc possible de transmettre nos angoisses aux machines... elles sont devenues nos créatures...
   Vassili m'invite chez lui pour jouer au poker contre son programme informatique stimulé par la peur de la mort. Autant les logiciels d'intelligence

artificielle appliqués aux échecs sont rigides, autant son logiciel de poker est souple. Il est même capable de " bluffer ". J'ai pour adversaire le programme qu'il a nommé " Subtility ". Il est difficile à battre parce que, évidemment, il se moque bien que je regarde ou ne regarde pas mes cartes. De plus, il s'améliore en tenant compte des parties précédentes qu'il mémorise et compare sans cesse pour en déduire ma stratégie habituelle.
   Je finis pourtant par le battre en optant pour un comportement complètement aléatoire.
   - C'est la limite de ton système, Vassili. Ton ordinateur est toujours logique alors que moi, je peux avoir une conduite tout à fait irrationnelle.
   Vassili est d'accord, mais il compte remédier à cette lacune en accroissant la peur de la mort.
   - Quand la machine sera vraiment angoissée à l'idée de perdre et de mourir, elle inventera toute seule des méthodes pour gagner auxquelles aucun homme n'a encore pensé. Elle deviendra apte à dominer les joueurs irrationnels ou même fous.
   Vassili me demande ce qui s'est passé après l'" incident de l'orphelinat ". Je lui raconte mes exploits guerriers et mes retrouvailles avec Vania et mon père.
   - Maintenant, lui dis-je, il ne me reste plus qu'à retrouver ma mère et à trancher définitivement mon cordon ombilical. Ensuite, je serai libre.
   - Chéri, j'ai préparé un petit repas pour toi et ton ami ! dit une voix en provenance de la cuisine.
- On vient.
   Vassili a réussi. Il a une femme, des enfants, une famille, un métier stable qui le passionne. Le petit orphelin de Saint-Pétersbourg a bien remonté la pente. Je me rends compte que moi aussi, j'ai envie d'une femme qui m'aime, je suis las des call-girls et des danseuses d'une nuit du casino.
   Je me rends en province dans un nouveau casino surprendre de nouveaux partenaires. Je gagne une belle somme et, comme je sors de l'établissement, je remarque que je suis suivi. Ça arrive dans le métier. Il y a souvent de mauvais joueurs qui cherchent à récupérer leurs pertes. Je serre les poings, prêt à bondir. Mais c'est inutile car c'est la pointe d'un couteau que je sens dans mon dos. Je me retourne. Le patron du casino est là, flanqué de six de ses vigiles.
   - Je t'ai longtemps observé avec les caméras intérieures. Je n'arrivais pas à croire que c'était toi. La Russie est si vaste et il faut que tu choisisses mon casino tout neuf pour plumer ma clientèle ! Je t'ai immédiatement reconnu, tu sais ? Il y a des visages qu'on n'oublie pas.
   Pour ma part, je ne le reconnais pas le moins du monde. Mais comme je ne peux pas lutter contre sept bonshommes à la fois, j'attends calmement la suite.

   - J'ai une théorie à moi, déclare le propriétaire. Il y a des gens avec qui l'on a, comment dire ? un " rendez-vous avec le destin ". Même si on le manque une fois, il revient. Et, si on le rate, il revient encore et encore. Jusqu'à ce qu'on ait réglé la dette. C'est ce que certains appellent les " coïncidences " oui l'impression de déjà-vu. Moi, j'ai déjà vu cet instant où je te retrouverais. Je l'ai vu plusieurs fois et ce n'était pas en cauchemar. Oh non !
Promenant son arme sur mon ventre, il continue :
   - Les bouddhistes prétendent que ces rendez-vous se reproduisent en de multiples vies. Ennemis dans cette existence, ennemis dans la suivante. Il y aurait selon de nombreuses religions des familles d'âmes qui se retrouvent éternellement afin de régler leurs comptes. Pour le meilleur ou pour le pire. Dans une vie antérieure, peut-être as-tu été mon épouse et nous nous disputions. Dans une vie antérieure, peut-être as-tu été mon père et tu me rouais de coups. Dans une vie antérieure, peut-être étais-tu le chef d'un pays contre lequel j'étais en guerre. Il y a si longtemps que je ne t'aime pas...
   Il s'avance dans le cercle de lumière. Le réverbère révèle son visage. Ses traits ne me disent toujours rien.
Il doit lire dans mes pensées.
   - Tu as retrouvé sans doute tes amis. Il est donc normal que maintenant tu retrouves tes ennemis.
   Je le dévisage, la mémoire toujours vide. Il enfonce davantage la pointe de son couteau dans ma chair. Un peu de sang coule.
Piotr.
   La Russie compte deux cents millions d'habitants et coup sur coup je tombe sur mon père, Vania, Vassili et Piotr ! Ça fait vraiment un peu trop de coïncidences. Il n'y a que ma mère que je n'ai pas encore revue. Je pense qu'elle ne va plus tarder.
   Aurait-il raison ? Il existerait des familles d'âmes qui ne cessent de se croiser et de se recroiser ? Sinon pourquoi toujours ces mêmes personnages sur mon chemin ?
De ma voix la plus sereine, je demande :
- Assez palabré. Que veux-tu, Piotr, un duel comme au bon vieux temps ?
   - Non. Je veux seulement que mes copains te tiennent pendant que je t'arrangerai. C'est ça, la sélection darwinienne. En cet instant, je suis mieux adapté à la nature que toi, car tu es seul et moi j'ai des copains costauds. Tu te souviens de ça ?
Il dénude une balafre au-dessus de son nombril.
   - Le jour où tu m'as taillé cette estafilade, il s'est produit une désharmonie dans l'univers. Je dois y remettre bon ordre.

   Il prend un peu d'élan et enfonce son couteau dans mon ventre. Ça fait vraiment très mal. Tout brûle et irradie à partir de mes entrailles. Je me plie en deux. Des flots de sang coulent sur mes genoux.
   - Voilà qui rétablit l'équilibre, dit Piotr. L'univers est à nouveau en harmonie. Venez, les gars.
   Je m'affale sur les marches. Le sang coule à gros bouillons et se répand autour de moi. J'essaie de presser fort pour retenir tout ce liquide tiède dont j'ai tant besoin pour tenir.
J'ai froid.
   Très froid. Mes doigts s'engourdissent. Je ne sens plus ce qui se passe à leur extrémité. La même torpeur gagne mes bras. Puis mes pieds, jusqu'au bout de mes orteils. J'ai l'impression de rétrécir. Mourir, c'est très pénible finalement. Je ne le recommande à personne. J'ai mal partout. La torpeur m'envahit tout entier. J'ai tellement froid. Je tremble.
   Désormais des pans entiers de mon corps sont insensibles. Je ne peux plus ordonner à ma main de se mouvoir. Quand je lui ordonne de bouger elle reste là, à la même place, toujours pressée sur mon ventre.
   Je la regarde. Elle est comme un objet qui ne m'appartient plus. Que va-t-il se passer maintenant ? J'ai l'impression qu'une lumière agréable m'attire là- haut.
J'ai peur. Je m'évanouis. Je meurs.



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