mercredi 19 septembre 2018

148. VENUS. 22 ANS ET DEMI


   Maintenant ma carrière est sur les rails. Je me suis fait refaire les seins et quand je m'allonge sur le dos, les pointes restent dressées vers le ciel telles des pyramides égyptiennes.
   Un coiffeur visagiste a coupé mes cheveux et un dentiste " paysagiste des mâchoires " s'est chargé d'un traitement spécial pour me blanchir les dents. Les métiers de la médecine sont décidément en passe de devenir des métiers d'art.
   Dans les kiosques, ma silhouette et mon visage démultipliés ornent régulièrement les couvertures de magazines. Un sondage me classe parmi les dix femmes les plus sexy du monde. Inutile de dire qu'avec cette carte de visite j'ai tous les types à mes pieds. Je jette donc mon dévolu sur celui qui est toujours classé le numéro un des sex-symbols masculins, Richard Cuningham. L'idole de ma jeunesse.
   Je charge Billy Watts d'arranger l'affaire. Il s'empresse d'obtempérer car son médium lui a confirmé que je formerais bientôt un couple avec Cuningham. Mon agent convainc facilement celui de Cuningham et, quelques jours plus tard, tout est convenu, signé, négocié, ratifié. Je dois rencontrer Richard " par hasard " dans un restaurant japonais de Santa Monica. Tous les photographes ont été avertis par un buzz du genre : " Ne le répétez à personne mais il parait que..."
   Je porte pour l'occasion des vêtements rouges car il a déclaré dans une interview aimer les femmes qui s'habillent en rouge. Pour sa part, il a eu la délicatesse de se parfumer avec " Euphorie ", le parfum français que je représente.
   Nos agents mangent à une table non loin et passent au crible la liste de leurs autres clients masculins et féminins qu'ils pourraient mettre en couple. Je regarde Richard. Il me semble mieux que dans ses films. Étonnant comme sa peau est lisse. Et ce n'est pas de la chirurgie esthétique ! Il doit utiliser une crème révolutionnaire, un truc que je ne connais pas. L'avoir devant moi en chair et en os, après l'avoir vu si souvent à la devanture des cinémas et dans des magazines, m'intimide un peu. Pour sa part, il mate mes seins neufs. Je ne suis pas mécontente de les rentabiliser aussi vite. On commande des sushis puis vient l'instant terrible où l'on doit engager une conversation. Nous ne savons pas quoi nous dire.
   - Euh, votre agent... il est bien ? demande Richard. Il prend combien ?
   - Heu... 12 % sur tout ce que je fais. Et le vôtre ?
   - Le mien me prend 15 %.
   - Peut-être devriez-vous renégocier ?

   - C'est-à-dire que le mien s'occupe de tout. Il remplit mes factures, mes feuilles d'impôts, il paye mes courses, avec lui je peux même me permettre de ne jamais avoir d'argent sur moi. Je crois que la dernière fois où je me suis servi d'un porte-monnaie c'était il y a dix ans, avant mon succès dans le film Nue contre toi.
   - Ah... Nue contre toi ?
   - Oui...
   - Mmmh...
   Que dire ensuite ? Silence gênant. Heureusement, on nous apporte les plats et nous mangeons. Ce n'est qu'au dessert que nous trouvons un deuxième thème de conversation. Nous parlons des cosmétiques qui entraînent des allergies et de ceux que tous les types de peaux supportent bien. Enfin détendu, il me dresse la liste de tous les ragots qu'il connaît dans le métier, qui couche avec qui, et quelles sont les perversions des célébrités. Ça, c'est vraiment passionnant. Le genre de conversation qu'on n'a pas avec n'importe quel quidam.
   - Je vous trouve très belle, articule-t-il en y mettant une intonation très professionnelle.
   Bon, il n'a pas vu tout ce qui cloche chez moi. J'en connais les détails par cœur : mes oreilles aux lobes trop courts, mes cils effrangés, mon gros orteil qui fait angle avec le reste du pied, mes genoux un peu cagneux...
   Après le repas, il me conduit dans un palace où il a ses entrées et nous nous apprêtons à faire l'amour. D'abord, il plie ses affaires proprement sur une chaise puis il commande du champagne et règle au mieux les lumières pour créer une ambiance tamisée.
   - Alors, tu as le trac, petite ? me demande-t-il.
   - Un peu, éludé-je.
   - Tu te rappelles ce que je fais à Gloria Ryan dans D'amour et d'eau fraîche, le truc avec le coussin, tu veux qu'on fasse pareil ?
   - Désolée, je n'ai pas vu ce film. Que faites-vous avec le coussin, au juste ?
   Il déglutit, puis il pose la question qui a l'air de le préoccuper depuis le début de notre rencontre.
- Lesquels de mes films tu as vus ? J'en cite une bonne dizaine.
   - Tu n'as pas vu Les Larmes de l'horizon ? ni Point trop n'en faut ? ni C'est comme ça et puis c'est tout ? Ce sont mes meilleurs. Même les critiques sont unanimes sur ces trois-là.
   - Ahhh...
- On peut les trouver en DVD, je pense. Bon, et parmi les films où tu m'as vu, quel est ton préféré ?
- Nue contre toi, dis-je, baissant les yeux. Moi aussi, je sais faire l'actrice.
   Il en profite pour me déshabiller. Par précaution, j'ai choisi pour dessous ma tenue en dentelle de soie " Ravage ". Ça, c'est mon petit film à moi. Ça lui fait de l'effet. Il me pétrit aussitôt la poitrine à travers l'étoffe, embrasse mon cou, caresse longuement mes cuisses. Je l'arrête avant qu'il ne touche mes genoux cagneux. Puis je le caresse à mon tour. Je découvre quelques tatouages sur son corps, ce sont des reproductions d'affiches des trois films préférés qu'il m'a cités. Un moyen subtil de faire sa propre promotion.
   Puis nos corps se posent l'un sur l'autre. Il ne me conduit pas à l'orgasme. Il est trop attentif à son propre plaisir pour s'occuper du mien.
   Les jours qui suivent, je réalise que Richard n'est probablement pas l'homme idéal évoqué par la médium Ludivine. Mais je suis consciente que le fréquenter me propulse dans le show-business. Je décide donc de devenir Mme Cuningham. Autre avantage, toutes mes rivales en seront vertes de jalousie et rien que pour ça, ça en vaut la peine.
   Je redoutais que ce mariage ne me fasse perdre les faveurs du grand public mais au contraire ma cote grimpe encore. Trois jours après la noce, je suis invitée au journal de 20 heures, présenté par le légendaire Chris Petters. Quelle consécration ! Chris Petters, l'idole des ménagères de moins de cinquante ans, est le journaliste le plus célèbre depuis l'avènement de sa chaîne d'information américaine en continu qui couvre toute la planète. C'est lui qui dit au monde ce qu'il doit penser de tout ce qui se passe sur les cinq continents. C'est à lui que les tyrans les plus cruels remettent des otages éperdus de reconnaissance après des mois passés dans des caves enchaînés à des radiateurs, car même les tyrans regardent le journal de Chris Petters.
   J'arrive au studio avec un peu de retard, conformément à mon nouveau statut de star, et le journaliste est là pour m'accueillir avec son célébrissime sourire. Il affirme que c'est un grand honneur pour lui de recevoir une star telle que moi. Il me dit suivre ma carrière depuis le début et avoir toujours su que j'irais loin.
   Dans mon fauteuil, près de lui, je commente les images : la guerre en Tchétchénie (je persiste à me déclarer farouchement contre toutes les guerres), les maladies sexuellement transmissibles (je suis pour la sexualité mais pas au prix de la mort), la pollution (c'est scandaleux tous ces industriels qui polluent), les tremblements de terre (c'est affreux tous ces gens qui meurent parce que les promoteurs n'ont pas construit de maisons assez solides, on devrait les mettre en prison), l'amour (il n'y a rien de plus beau), Richard (c'est le meilleur des hommes, nous sommes très heureux et nous voulons beaucoup d'enfants).

   Après l'émission, Chris Petters me dit qu'il souhaiterait avoir mon adresse pour m'envoyer l'enregistrement de l'émission sur une cassette. Le soir même, alors que, fourbue, je m'apprête à profiter d'un bon sommeil, j'entends frapper à ma porte. Comme je vis toujours seule (le mariage avec Richard est plus médiatique que réel), je regarde dans l'œilleton. C'est Chris Petters. J'ouvre.
   Il ne sourit plus. Il me pousse en arrière, m'arrache mes vêtements en me traînant vers ma chambre où, brutalement, il me jette sur le lit. En proie à une folle terreur, je le regarde tirer de sa veste un long lacet noir.
   Il me tord un bras, me bloque le dos avec son genou d'un geste assuré. Puis il noue le lacet autour de ma gorge et serre. Je suffoque. Ma main libre essaie de lui agripper quelque chose. Mais son genou éloigne mon torse et le rend hors d'atteinte. Je sens pourtant quelque chose de filandreux au bout de mes doigts.
Fermement, je tire.
   Et... et ses cheveux me restent dans les mains. Ils sont postiches ! De se retrouver déplumé décontenance Chris Petters. Il hésite, et tourne les talons. La porte claque. Incrédule, je contemple la perruque.
   Une heure plus tard, je cours porter plainte à la police, accompagnée de Richard que j'ai convoqué d'urgence chez moi. Encore paniquée, je me perds dans mes explications mais j'en dis suffisamment pour qu'un inspecteur nous prenne à part dans son bureau insonorisé. Là, il nous explique patiemment que Chris Petters est en effet célèbre pour ses " frasques " et qu'il a déjà mis à mal plusieurs filles. Il admet qu'il est possible en effet qu'il soit l'assassin au lacet. Mais... le problème c'est que son taux d'audience bat tous les records. Il est l'idole du public. Il plaît autant aux femmes qu'aux hommes, aux pauvres qu'aux riches, et cela dans le monde entier. Il est... comment dire ?... une
" vitrine de l'Amérique ". Ce qui fait que Chris Petters est protégé par sa chaîne, protégé par le gouvernement, protégé par tout ce que la nation compte de décideurs. On ne peut rien contre lui.
   J'agite la perruque comme une preuve et un trophée. L'inspecteur ne doute pas qu'elle appartienne à Chris Petters, mais n'en insiste pas moins sur son impuissance.
   - Si c'était le président des États-Unis qui vous avait attaquée, nous aurions pu faire quelque chose pour vous. Un président n'est pas au-dessus des lois. Mais Chris Petters, lui, est strictement intouchable.
   - Nous ne sommes pourtant pas n'importe qui. Elle est Venus Sheridan et moi, son mari, vous me reconnaissez tout de même !
   - Oui, vous êtes Richard Cuningham. Et alors ! Vous sortez un film tous les six mois, tandis que lui est là tous les soirs et deux milliards de gens le regardent partout dans le monde ! C'est un monument international !

   Je ne comprends plus rien. Toutes mes valeurs s'effondrent. Ainsi, il y a de nos jours des gens qui échappent à la loi. Le policier consent à m'expliquer :
   - Au début, le pouvoir appartenait aux plus musclés, ceux qui avaient la force de balancer avec le plus de violence leur massue ou leur épée sur leurs congénères vivaient au-dessus des lois, puis le pouvoir est allé aux " bien-nés ", aux nobles. Ils avaient droit de vie ou de mort sur leurs esclaves ou leurs serfs. Puis le pouvoir est allé aux riches et aux politiciens. La justice n'osait rien intenter contre eux quoi qu'ils fassent. À présent, le pouvoir est aux animateurs de télévision. Ils peuvent tuer, voler, tricher, personne n'osera leur dire quoi que ce soit. Car le public les aime. Chris Petters est l'homme qui passe le plus régulièrement à la télévision. Personne n'osera s'attaquer à lui. Et surtout pas moi. Ma femme l'adore trop.
   - Si on ne peut plus compter sur la police, nous aurons recours aux journalistes pour ébruiter ce scandale. Il est impensable de laisser un tel fou dangereux en liberté ! éclate Richard.
   - Faites ce que vous voulez, dit calmement l'inspecteur. Mais je vous garantis à l'avance que si vous réclamez justice, vous vous ferez avoir, car il pourra payer un meilleur avocat que le vôtre. Et de nos jours ce qui importe n'est pas d'avoir raison mais d'avoir un bon avocat.
Le policier philosophe nous fixe comme s'il nous prenait en pitié.
   - Pour vous attaquer à un tel bastion, il vous faudrait encore beaucoup plus, beaucoup plus de gloire, avoue-t-il franchement. Et puis quand bien même... vous tenez tellement à risquer vos carrières pour ce petit incident ? Moi, à votre place, vous savez ce que je ferais ? J'adresserais un petit mot à Chris Petters pout l'informer que vous ne lui gardez pas rancune. Après tout, peut-être qu'ainsi il consentira à vous réinviter dans son émission...
   Nous nous confions quand même à quelques journalistes triés sur le volet pour leur audace et leur talent d'investigation. Mais aucun n'accepte de nous suivre. Tous ne rêvent que de travailler à la télévision avec Chris Petters. Certains en appellent à la " solidarité professionnelle ". D'autres évoquent le " ridicule " de la situation. Se plaindre d'un viol qui n'a pas eu lieu...
   - Mais il va s'en prendre à d'autres filles ! Ce type est un malade ! Sa place est en prison.
   - Oui, tout le monde est au courant, mais ce n'est pas le bon moment pour en parler.
   Je suis atterrée. Je comprends que jamais je ne serai en sécurité. Ma beauté, ma richesse, Richard, ma cohorte d'admirateurs, rien ne me protège face à des prédateurs intouchables tels que Chris Petters.
Je ne regarde plus la chaîne d'information américaine en continu et son journal du soir. Piètre vengeance.
   Les mots du policier me reviennent en mémoire. " Pour vous attaquer à un tel bastion, il vous faudrait encore beaucoup plus, beaucoup plus de gloire. " Parfait, ce sera mon prochain objectif.

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