mercredi 19 septembre 2018

165. VENUS. 25 ANS

J'ai divorcé d'avec Richard. Et je sors avec mon avocat, Murray Benett, le célèbre ténor du barreau. En une semaine, il s'installe dans ma vie, dans mon cœur, dans mon corps, dans mes meubles et dans mes contrats.
   Avec lui, la vie de couple se transforme en une sorte de contrat permanent. Il dit que la vie à deux, que ce soit dans le concubinage ou le mariage, devrait être régie par un système de bail trois-six-neuf, comme pour les locations d'appartements. À échéance, c'est-à-dire tous les trois ans, si les partenaires ne sont pas satisfaits, on réexamine les clauses ou on dénonce le contrat, et s'ils sont contents on repart pour trois nouvelles années par " tacite reconduction ".
   Sur ce sujet, Murray est intarissable. Le mariage " classique " est stupide, prétend-il. C'est un contrat à vie que les protagonistes signent alors qu'ils sont incapables d'en déchiffrer les clauses tant ils sont aveuglés par leurs sentiments et la peur de la solitude. Si les époux le ratifient à vingt ans, il restera valable soixante-dix ans environ, sans être susceptible de la moindre modification. Or la société, les mœurs, les gens évoluent et il arrive forcément un moment où le contrat devient caduc.
   Je me moque de tout ce baratin juridique, tout ce que je sais c'est que Murray adore faire l'amour dans des positions insensées. Avec lui, j'en découvre que même le Kâma-Sûtra ignore. Il me prend dans des endroits complètement incongrus où nous risquons d'être surpris par le premier passant venu. Le danger est un aphrodisiaque.
   Lorsque nous dînons avec sa " bande ", essentiellement constituée de ses ex- petites amies, je sens qu'elles m'en veulent d'occuper la place convoitée de dernière amante en date. Quand Murray parle, il amuse la galerie.
   - Comme tous les avocats, je déteste avoir des clients innocents. Si on gagne pour un innocent, il considère cela comme normal. Et si on perd, il vous en veut personnellement. Alors qu'avec un coupable, si on perd, il considère que c'est inéluctable et si on gagne, il vous baise les pieds !
Tout le monde s'esclaffe. Sauf moi.
   Au départ, Murray et moi avons chacun défini notre territoire dans notre appartement. Là, c'est ma chambre. Là, c'est mon bureau. Là, je range ma brosse à dents et là tu mets la tienne. Dans nos placards tout ce qui est à portée d'yeux est occupé par ses vestes, ses pulls et ses chemises. Mes affaires a moi sont reléguées soit tout en haut, soit tout en bas. J'aurais dû me méfier d'emblée de ce genre de détails.
De tous les hommes que j'ai connus, Murray est le premier à être attaché si

fort à cette notion de territoire.
Toutes les manœuvres lui sont bonnes pour élargir son territoire :
Qui garde en main la télécommande et choisit le programme à la télé ? Qui squatte le premier le matin les toilettes et la salle de bains ?
Qui y lit le journal sans se soucier que l'autre attende ? Qui décroche quand le téléphone sonne ?
Qui sort les poubelles ?
Quels parents reçoit-on le dimanche ?
   Comme je suis à même de fuir et de me réfugier en permanence dans mon métier d'actrice, je m'investis peu dans cette guérilla quotidienne.
   J'aurais pourtant dû rester sur le qui-vive. J'aurais dû réagir immédiatement quand il a commencé à m'arracher toute la couette en dormant, tandis que moi je restais à grelotter.
   L'amour n'excuse pas tout. Aucun de mes anciens admirateurs n'aurait pu m'imaginer si souple et si docile. Le salon, la cuisine et le vestibule avaient été déclarés territoires neutres. Au nom du bon goût, Murray a rapidement enlevé de l'entrée tous les bibelots qui me plaisent pour les remplacer par des photos de vacances de lui avec ses ex. Plus aucune nourriture normale ne traîne dans le réfrigérateur envahi par ses aliments favoris, plats étranges achetés tout préparés en pharmacie pour leurs vertus amincissantes.
   Quant au salon, il y trône un énorme fauteuil avec interdiction à quiconque d'y poser ses fesses.
   Comme, par paresse, je refuse de passer mon temps à me battre, mon territoire particulier se retrouve réduit à la portion congrue. De guerre lasse, j'abandonne à Murray presque toute ma moitié d'appartement pour me calfeutrer dans mon petit bureau dont il a exigé d'ailleurs que j'ôte la serrure afin que je ne puisse m'y enfermer.
   Je suis battue. Cependant, comme Murray renégocie habilement avec mes producteurs mes droits sur mes films, je ne me considère pas comme entièrement perdante. Il a fallu qu'il se mêle de ranger et de redécorer mon ultime refuge, mon bureau, pour que je lui annonce mon intention de ne pas reconduire le bail.
Murray l'a pris de haut.
   - Sans moi, tu es fichue. Notre société est devenue tellement juridique que les producteurs te dévoreront toute crue.
   Je prends le risque. N'ayant nullement l'intention d'adhérer à son " club des ex ", je le prie, en outre, de ne pas chercher à me revoir. Là, il s'emporte. Il déclare que je lui suis entièrement redevable de ma réussite. " Sans moi tu ne serais jamais devenue une actrice inspirée. " En conséquence, il exige la moitié de tout ce que j'ai gagné pendant notre vie commune.

   J'y consens sans rechigner. C'est vrai qu'il m'a rendu la vie si difficile et que je me suis sentie tellement à l'étroit sur mon territoire en peau de chagrin que, cette année, j'ai accepté le plus de rôles possible et donc beaucoup accru mes revenus. Mes migraines ont repris de plus belle. Je supplie Billy Watts, mon agent, de trouver une solution.
   - Il n'y en a que deux, dit-il. La première, la plus classique, c'est de te rendre à Paris chez le professeur Jean-Benoît Dupuis, le spécialiste français de la migraine et de la spasmophilie. La seconde consiste à consulter mon nouveau médium.
- Tu n'es plus avec Ludivine ?
   - Après le succès de ses consultations individuelles, elle a créé un groupe de réflexion et, comme il a eu beaucoup de succès, elle a malheureusement enchaîné par la fondation d'une secte. La GVF. " Les Gardiens de la Vraie Foi. " Ils ne sont pas méchants, mais ils se réunissent en costume, les cotisations sont chères et ceux qui veulent en sortir sont " excommuniés ". Ça a suffi à me refroidir. Maintenant ils exigent d'être reconnus comme une religion à part entière.
- Et qui est ton nouveau surdoué ?
   - Ulysse Papadopoulos. C'est un ancien moine ermite. Il lui est arrivé des choses extraordinaires, paraît-il. Depuis, il a un don. Il converse directement avec les anges. Il te permettra d'entrer en contact avec ton ange gardien, lequel t'expliquera pourquoi tu es continuellement en proie à de tels maux de tête.
   - Tu crois qu'on peut converser directement avec son ange gardien sans le... comment dire ?... déranger dans son boulot d'ange ?

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