mercredi 19 septembre 2018

187. JACQUES. 26 ANS

J'ai un bandage autour de la tête, mais ça va mieux. Nathalie Kim parle, je l'entends de loin.
   - Ce que j'ai ri avec cette scène dans votre livre avec le chat obèse et débile qui passe toutes ses journées à regarder la télévision !... Où allez-vous chercher tout ça !
   De l'autre côté du guéridon, je n'arrive pas à détacher mes yeux d'ELLE. Je sens mon cœur qui fait des bonds. Je n'arrive pas à articuler un seul mot. Tant pis, ma tête bandée me servira d'alibi. Je l'écoute. Je la vois. Je la bois. Le temps s'arrête. Il me semble que je la connais déjà.
   - J'espérais depuis longtemps vous rencontrer dans un Salon du Livre mais vous n'en fréquentez pas souvent, n'est-ce pas ?
- Je... je...
   - D'où vous vient cette passion pour le Paradis et l'au-delà ? me demande- t-elle tandis que j'inspire et expire l'air de mon mieux.
Nathalie avale pensivement quelques gorgées de thé vert.
   - J'ai lu dans une interview que vous utilisiez vos rêves. Alors, je vous signale que vos rêves ressemblent aux miens. Lorsque j'ai lu votre dernier livre, j'ai été frappée que vous ayez décrit le Paradis exactement tel que je me l'imagine : une spirale de lumière avec des zones de différentes couleurs à traverser.
- Je... je...
   Elle agite ses longs cheveux noirs en signe de compréhension. J'arrive enfin à parler. Nous parlons longtemps.
   Nous parlons de nos vies. Elles aussi se ressemblent. Tous les hommes que Nathalie a connus l'ont déçue.
Elle a fini par choisir de vivre seule.
   Elle me dit avoir l'impression de me connaître depuis toujours. Je lui dis ressentir moi aussi cette impression de retrouvailles après un long voyage. Nous baissons les yeux, gênés d'avoir exprimé si tôt cette commune intuition. Les secondes s'alourdissent. Je vis la scène comme au ralenti. Je lui confie qu'aujourd'hui, le 18 septembre, c'est mon anniversaire. Que je n'aurais pu recevoir plus beau cadeau pour mes vingt-six ans que cette conversation avec elle. Je lui propose de marcher un peu. Mona Lisa III attendra sa pâtée. Je ne vais pas me laisser tyranniser par un chat.
Nous déambulons plusieurs heures.
Elle me parle de son travail. Elle est hypnothérapeute.

   - Soixante-dix pour cent de ma clientèle est composée de patients qui veulent s'arrêter de fumer, me dit-elle.
- Et ça marche ?
   - Uniquement avec ceux qui avant de venir me voir avaient déjà décidé de s'arrêter de fumer.
Je souris.
   - J'aide aussi les dentistes. Il y a des gens qui ne supportent pas les anesthésiques. Je leur apporte le secours de l'hypnose.
- Vous remplacez l'anesthésique ?
   - Tout à fait. Autrefois, je programmais les patients de telle sorte que le sang ne coule pas lors de l'arrachage de dents mais, du coup, aucun caillot ne se formait et la mâchoire ne se cicatrisait pas. Maintenant, je leur demande : " Trois gouttes, trois gouttes seulement. " Notre cerveau maîtrise vraiment tout. Il ne s'écoule que trois gouttes de sang, pas une de plus.
- La tabagie, les dents arrachées et quoi d'autre ?
   - Sous hypnose, j'incite les gens à remonter dans leur passé et ils me révèlent le " bug ", l'erreur de programmation qui les a placés dans des situations d'échec dont ils ne parviennent pas à s'échapper. Quand ça ne suffit pas, je vais rechercher le " bug " dans leurs vies antérieures. C'est assez amusant.
- Vous vous moquez de moi.
   - Je sais que cela peut paraître un peu... bizarre. Je ne tire pas de conclusions. Mais si on s'en tient à la stricte observation, je constate que mes patients relatent de façon très détaillée des histoires de leurs différentes personnalités passées, et qu'ensuite ils se portent mieux. En quoi ai-je besoin de vérifier si cette histoire est exacte ? Qu'ils me la racontent constitue déjà une thérapie suffisante.
Elle sourit.
   - J'ai vu beaucoup de gens basculer dans l'irrationnel : des mystiques, des charlatans, des inspirés, des illuminés... J'ai fréquenté des clubs, des associations, des guildes, des sectes. À ma façon, je suis une touriste de la spiritualité. Je pense qu'il faudrait introduire un peu de déontologie dans tout ce fatras.
   Elle me parle de ses vies antérieures. Elle a été danseuse à Bali et auparavant toute une kyrielle de personnages, d'animaux, de végétaux et de minéraux. Elle pense être née avant le big-bang dans une autre dimension, dans un autre univers jumeau du nôtre.
   Ça m'est égal si ses confidences sont de pures affabulations. Je me dis que cela nous fera de belles histoires à nous raconter au coin du feu les longuessoirées d'hiver. J'ai tellement de choses à apprendre d'elle. Aurons-nous assez d'une vie pour tout nous raconter, considérant que nous ne pouvons consacrer que cinq ou six heures par jour à la conversation ?
   Je ferme les yeux et j'approche mes lèvres des siennes. C'est quitte ou double. Soit je me prends une gifle, soit...
   Ses lèvres frôlent les miennes. Ses prunelles sombres pétillent. Une étincelle scintille au niveau de son cœur et je la perçois avec ma propre étincelle.
Nathalie. Nathalie Kim.
   À 22 heures 56 je lui prends la main. Elle étreint la mienne. À 22 heures 58, je tente un baiser plus profond et elle y répond. Je presse mon corps contre le sien pour apprendre ses formes. Elle m'étreint encore plus fort.
- Je t'ai attendu si longtemps, murmure-t-elle dans mon oreille.
   Je me dis que si ma carrière littéraire ne m'a rapporté que ce seul instant, elle en valait la peine. Toutes mes déceptions, tous mes rejets, tous mes échecs s'effacent d'un coup.
   À 22 heures 59, pour la première fois de ma vie, je pense que " c'est peut- être quand même bien ma planète ".

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